Il y a vingt ans, la majorité des Algériens et des Algériennes voulaient croire à ces premières élections législatives pluralistes qui, espéraient-ils, les mèneraient vers un changement de régime, pouvant enfin réaliser leurs aspirations à plus de participation et de justice sociale. Cet espoir a été réduit à néant au moment même de l’apparition du président Chadli Bendjedid sur les écrans de télévision le soir du 11 janvier 1992. Son visage blême laissait présager le pire : il annonce sa démission. C’est toute l’Algérie qui bascule alors vers l’inconnu. Quid du processus électoral ? Qui prend les rênes du gouvernement ? Qu’en est-il des institutions de la République ?
Comme nous l’a appris depuis dans ses mémoires le général Khaled Nezzar, l’un des principaux instigateurs de ce coup d’État, le commandement militaire a alors pris la décision de ne pas laisser se dérouler comme prévu le second tour des élections peu après avoir pris connaissance des résultats du premier tour le 26 décembre 1991. Il considérait que le raz-de-marée du Front islamique du salut au sein du Parlement constituait une menace pour ses intérêts et ceux des milieux politiques et économiques qui lui étaient liés. Un quarteron de généraux s’est donc préparé à intervenir, non sans mobiliser une frange de la société civile qui a joué un rôle important dans la mise en place de la façade civile du putsch en cours.
Mais la démission du président Chadli n’est que la première étape visible de ce coup. En l’espace de quelques jours, l’édifice institutionnel est démantelé : plus de président, plus de Constitution, plus de Parlement. Une poignée de hauts gradés et leurs soutiens civils s’érigent en sauveurs de la démocratie et, en guise de « sauvetage », imposent la loi de la dictature : création d’institutions anticonstitutionnelles et antidémocratiques, état d’urgence, camps de concentration, dissolution des assemblées communales et de wilayas élues, mise au pas de la presse, interdiction du FIS et toutes ses organisations satellites, lois liberticides, tribunaux spéciaux, etc.
Une chasse à l’homme est engagée, qui prendra au fil des ans les proportions terrifiantes d’une guerre totale contre la population : arrestations arbitraires, torture, détentions extralégales, disparitions forcées, exécutions extrajudiciaires sont le sort réservé à des dizaines de milliers de personnes soupçonnées de sympathie pour le FIS. Et pendant ce temps, les diktats du FMI étaient appliqués sans affronter d’opposition, les travailleurs craignaient pour leur vie, non pas pour leur paie.
À partir de 1994, arrive le moment où la répression ne sert plus qu’à terroriser, et c’est alors que cette guerre sale se mue en « sale guerre » avec ses faux maquis, ses faux groupes armés, ses faux communiqués. Très souvent, les victimes ne savent pas qui les agresse : des membres de groupes armés vêtus d’uniformes de l’armée ? Des agents des services spéciaux barbus et habillés à l’afghane ? Et pour intensifier la confusion, des civils sont armés et entraînés à attaquer d’autres civils. Une certitude : tous égorgent.
Le summum de cette terreur est atteint entre fin 1996 et début 1998, lorsque différentes régions du pays subissent des attaques de groupes armés se réclamant de l’islam, manipulés ou encadrés par des hommes des forces spéciales de l’armée et du DRS (Département du renseignement et de la sécurité), la police politique. Ces massacres font à chaque fois entre des dizaines, voire des centaines, de victimes. Des centaines de milliers de familles fuient les zones menacées pour s’entasser dans des bidonvilles aux abords des villes, à la recherche d’un peu de sécurité. Quinze ans après, beaucoup végètent toujours dans la misère et la délinquance.
Une fois la rébellion matée et la population assujettie, malgré un niveau de violence restant assez élevé — le « terrorisme » attribué à Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI, apparue en 2007) étant en fait, très largement, surtout l’expression d’une délinquance ultra-violente —, l’heure de la « concorde civile », puis de la « réconciliation nationale » est sonnée : l’État amnistie et distribue de l’argent pour garantir la paix sociale, imposant en échange sa vérité autorisée de la « tragédie nationale ». Toute autre version est passible d’une peine de prison et ceux qui sont considérés comme responsables de la tragédie sont interdits d’expression.
Malgré cette stratégie de répression-corruption destinée à empêcher toute véritable opposition de s’organiser, malgré le profond traumatisme dans lequel ont été plongées au moins deux générations d’Algériens et d’Algériennes, ces derniers ne se laissent pas leurrer par le discours des décideurs qui désignent des coupables et récompensent les courtisans. Eux savent bien qui sont les responsables des tueries et ces derniers savent que les Algériens savent, c’est la raison pour laquelle ils craignent la justice plus que tout.
Certains de ces commanditaires de la sale guerre sont décédés (Larbi Belkheir, Smaïn Lamari, Brahim Fodhil Chérif). Mais d’autres sont toujours bien vivants, en retraite sans toutefois être en retrait, à l’instar des généraux Khaled Nezzar et Mohamed Lamari, toujours très influents. Et bien d’autres restent aux commandes du pouvoir réel, à commencer par le général Mohammed Médiène, le principal homme fort du pays, à la tête du DRS depuis plus de vingt ans.
Quant aux seconds couteaux, qui furent parmi les exécutants les plus sanguinaires, ils ont pris du grade et ont été promus aux postes de leurs aînés, comme le général Athmane Tartag, nommé chef de la DSI (Direction de la sécurité intérieure, ex-DCE) en décembre 2011, qui hérite de la place de Smaïn Lamari. Tous ces hommes, aux mains pleines de sang, constituent aujourd’hui la colonne vertébrale de l’armée algérienne, garantissant la continuité du système mis en place avec le putsch du 11 janvier 1992. Tant que ces criminels décident du sort de l’Algérie, les réformes annoncées en grande pompe par le président Abdelaziz Bouteflika ne sont que leurres.
Pourtant, l’heure est grave. Depuis des années, les émeutes populaires, pour le travail, pour le logement, pour la vie digne, sont devenues quasi quotidiennes. Depuis des années, les syndicats autonomes de la fonction publique, malgré la répression et les manipulations, affirment leurs revendications avec toujours plus de force. L’extrême brutalité du régime, la sophistication de ses méthodes, le souvenir bien vivant des 200’000 morts et des horreurs de sa « sale guerre » des années 1990 expliquent que le peuple algérien n’a pu encore emboîter le pas des bouleversements qui secouent depuis 2011 le Maghreb et le Machrek.
Dans son agonie, le régime algérien semble encore espérer qu’il pourra continuer à mater la révolte populaire et à garder l’autonomie nécessaire pour poursuivre sa prédation systémique de la rente pétrolière, devenue sa seule raison d’être, en évitant la complète mise sous tutelle par son allié stratégique, les États-Unis. Alors même que les exemples de la Libye et de la Syrie montrent quelles menaces pèsent sur l’intégrité et la souveraineté même du territoire national : les dirigeants du nouvel « empire global » de la mondialisation libérale, ceux des transnationales avant même que les occupants de la Maison-Blanche, entendent bien que les révoltes des « printemps arabes » ne débouchent pas sur d’authentiques démocraties, soucieuses de leur intérêt national, qui menaceraient leurs intérêts économiques. D’où leurs manœuvres actives pour tenter de vider ces révoltes de leur potentiel subversif et d’installer, à la place de dictatures devenues incapables de soumettre leur peuple, des pouvoirs « compatibles » avec le nouvel ordre mondial néolibéral.
En Tunisie, en Égypte, en Libye ou en Syrie, on sait que ce plan ne se déroule pas si simplement. Dans l’Algérie de 2012, toujours gouvernée par des généraux qui revendiquent haut et fort leur allégeance à la « Global War on terror » de George W. Bush du début des années 2000, l’avenir reste toujours incertain. Ces généraux sont toujours parfaitement indifférents au risque de la perte définitive de l’indépendance nationale, si chèrement payée, puisque leur unique préoccupation est de préserver leurs sources de revenus illicites.
Dans ce contexte géopolitique troublé, la lutte obstinée contre l’impunité des responsables du terrorisme d’État, vingt ans après le putsch de janvier 1992, reste la seule boussole de tous ceux qui aspirent à une Algérie authentiquement démocratique. Tout en restant bien sûr lucides et vigilants sur le fait que la revendication du respect des droits de l’homme est aujourd’hui, plus que jamais auparavant, instrumentalisée par les dirigeants de l’empire global, passés maîtres dans la mise en œuvre du fameux « double standard ». Celui au nom duquel, en violation complète des fondements philosophiques de la Déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948, les droits de certains hommes et femmes seraient supérieurs à ceux d’autres. Comme en atteste notamment l’insupportable acceptation, de la part de la « communauté internationale », des violations avérées du droit international par Israël.
Comme nous l’a appris depuis dans ses mémoires le général Khaled Nezzar, l’un des principaux instigateurs de ce coup d’État, le commandement militaire a alors pris la décision de ne pas laisser se dérouler comme prévu le second tour des élections peu après avoir pris connaissance des résultats du premier tour le 26 décembre 1991. Il considérait que le raz-de-marée du Front islamique du salut au sein du Parlement constituait une menace pour ses intérêts et ceux des milieux politiques et économiques qui lui étaient liés. Un quarteron de généraux s’est donc préparé à intervenir, non sans mobiliser une frange de la société civile qui a joué un rôle important dans la mise en place de la façade civile du putsch en cours.
Mais la démission du président Chadli n’est que la première étape visible de ce coup. En l’espace de quelques jours, l’édifice institutionnel est démantelé : plus de président, plus de Constitution, plus de Parlement. Une poignée de hauts gradés et leurs soutiens civils s’érigent en sauveurs de la démocratie et, en guise de « sauvetage », imposent la loi de la dictature : création d’institutions anticonstitutionnelles et antidémocratiques, état d’urgence, camps de concentration, dissolution des assemblées communales et de wilayas élues, mise au pas de la presse, interdiction du FIS et toutes ses organisations satellites, lois liberticides, tribunaux spéciaux, etc.
Une chasse à l’homme est engagée, qui prendra au fil des ans les proportions terrifiantes d’une guerre totale contre la population : arrestations arbitraires, torture, détentions extralégales, disparitions forcées, exécutions extrajudiciaires sont le sort réservé à des dizaines de milliers de personnes soupçonnées de sympathie pour le FIS. Et pendant ce temps, les diktats du FMI étaient appliqués sans affronter d’opposition, les travailleurs craignaient pour leur vie, non pas pour leur paie.
À partir de 1994, arrive le moment où la répression ne sert plus qu’à terroriser, et c’est alors que cette guerre sale se mue en « sale guerre » avec ses faux maquis, ses faux groupes armés, ses faux communiqués. Très souvent, les victimes ne savent pas qui les agresse : des membres de groupes armés vêtus d’uniformes de l’armée ? Des agents des services spéciaux barbus et habillés à l’afghane ? Et pour intensifier la confusion, des civils sont armés et entraînés à attaquer d’autres civils. Une certitude : tous égorgent.
Le summum de cette terreur est atteint entre fin 1996 et début 1998, lorsque différentes régions du pays subissent des attaques de groupes armés se réclamant de l’islam, manipulés ou encadrés par des hommes des forces spéciales de l’armée et du DRS (Département du renseignement et de la sécurité), la police politique. Ces massacres font à chaque fois entre des dizaines, voire des centaines, de victimes. Des centaines de milliers de familles fuient les zones menacées pour s’entasser dans des bidonvilles aux abords des villes, à la recherche d’un peu de sécurité. Quinze ans après, beaucoup végètent toujours dans la misère et la délinquance.
Une fois la rébellion matée et la population assujettie, malgré un niveau de violence restant assez élevé — le « terrorisme » attribué à Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI, apparue en 2007) étant en fait, très largement, surtout l’expression d’une délinquance ultra-violente —, l’heure de la « concorde civile », puis de la « réconciliation nationale » est sonnée : l’État amnistie et distribue de l’argent pour garantir la paix sociale, imposant en échange sa vérité autorisée de la « tragédie nationale ». Toute autre version est passible d’une peine de prison et ceux qui sont considérés comme responsables de la tragédie sont interdits d’expression.
Malgré cette stratégie de répression-corruption destinée à empêcher toute véritable opposition de s’organiser, malgré le profond traumatisme dans lequel ont été plongées au moins deux générations d’Algériens et d’Algériennes, ces derniers ne se laissent pas leurrer par le discours des décideurs qui désignent des coupables et récompensent les courtisans. Eux savent bien qui sont les responsables des tueries et ces derniers savent que les Algériens savent, c’est la raison pour laquelle ils craignent la justice plus que tout.
Certains de ces commanditaires de la sale guerre sont décédés (Larbi Belkheir, Smaïn Lamari, Brahim Fodhil Chérif). Mais d’autres sont toujours bien vivants, en retraite sans toutefois être en retrait, à l’instar des généraux Khaled Nezzar et Mohamed Lamari, toujours très influents. Et bien d’autres restent aux commandes du pouvoir réel, à commencer par le général Mohammed Médiène, le principal homme fort du pays, à la tête du DRS depuis plus de vingt ans.
Quant aux seconds couteaux, qui furent parmi les exécutants les plus sanguinaires, ils ont pris du grade et ont été promus aux postes de leurs aînés, comme le général Athmane Tartag, nommé chef de la DSI (Direction de la sécurité intérieure, ex-DCE) en décembre 2011, qui hérite de la place de Smaïn Lamari. Tous ces hommes, aux mains pleines de sang, constituent aujourd’hui la colonne vertébrale de l’armée algérienne, garantissant la continuité du système mis en place avec le putsch du 11 janvier 1992. Tant que ces criminels décident du sort de l’Algérie, les réformes annoncées en grande pompe par le président Abdelaziz Bouteflika ne sont que leurres.
Pourtant, l’heure est grave. Depuis des années, les émeutes populaires, pour le travail, pour le logement, pour la vie digne, sont devenues quasi quotidiennes. Depuis des années, les syndicats autonomes de la fonction publique, malgré la répression et les manipulations, affirment leurs revendications avec toujours plus de force. L’extrême brutalité du régime, la sophistication de ses méthodes, le souvenir bien vivant des 200’000 morts et des horreurs de sa « sale guerre » des années 1990 expliquent que le peuple algérien n’a pu encore emboîter le pas des bouleversements qui secouent depuis 2011 le Maghreb et le Machrek.
Dans son agonie, le régime algérien semble encore espérer qu’il pourra continuer à mater la révolte populaire et à garder l’autonomie nécessaire pour poursuivre sa prédation systémique de la rente pétrolière, devenue sa seule raison d’être, en évitant la complète mise sous tutelle par son allié stratégique, les États-Unis. Alors même que les exemples de la Libye et de la Syrie montrent quelles menaces pèsent sur l’intégrité et la souveraineté même du territoire national : les dirigeants du nouvel « empire global » de la mondialisation libérale, ceux des transnationales avant même que les occupants de la Maison-Blanche, entendent bien que les révoltes des « printemps arabes » ne débouchent pas sur d’authentiques démocraties, soucieuses de leur intérêt national, qui menaceraient leurs intérêts économiques. D’où leurs manœuvres actives pour tenter de vider ces révoltes de leur potentiel subversif et d’installer, à la place de dictatures devenues incapables de soumettre leur peuple, des pouvoirs « compatibles » avec le nouvel ordre mondial néolibéral.
En Tunisie, en Égypte, en Libye ou en Syrie, on sait que ce plan ne se déroule pas si simplement. Dans l’Algérie de 2012, toujours gouvernée par des généraux qui revendiquent haut et fort leur allégeance à la « Global War on terror » de George W. Bush du début des années 2000, l’avenir reste toujours incertain. Ces généraux sont toujours parfaitement indifférents au risque de la perte définitive de l’indépendance nationale, si chèrement payée, puisque leur unique préoccupation est de préserver leurs sources de revenus illicites.
Dans ce contexte géopolitique troublé, la lutte obstinée contre l’impunité des responsables du terrorisme d’État, vingt ans après le putsch de janvier 1992, reste la seule boussole de tous ceux qui aspirent à une Algérie authentiquement démocratique. Tout en restant bien sûr lucides et vigilants sur le fait que la revendication du respect des droits de l’homme est aujourd’hui, plus que jamais auparavant, instrumentalisée par les dirigeants de l’empire global, passés maîtres dans la mise en œuvre du fameux « double standard ». Celui au nom duquel, en violation complète des fondements philosophiques de la Déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948, les droits de certains hommes et femmes seraient supérieurs à ceux d’autres. Comme en atteste notamment l’insupportable acceptation, de la part de la « communauté internationale », des violations avérées du droit international par Israël.