- Le ministre de l’Intérieur vient de réaffirmer l’interdiction des marches dans la capitale. Il anticipe déjà sur la marche à laquelle a appelé la Coordination nationale pour le changement et la démocratie. Qu’en pensez-vous ?
Il n’y a aucun texte de loi qui interdise une marche dans n’importe quelle wilaya, qu’elle soit Djelfa ou Alger. Toutes les wilayas du pays sont des wilayas d’Algérie. De ce fait, le système politique, représenté par un groupe de ministres, ne peut pas demander à des jeunes, nés et grandis sous état d’urgence, de présenter leurs revendications de manière pacifique. Et quand des partis politiques, des syndicats et des associations demandent une autorisation d’une marche pacifique, on leur dit que c’est interdit. Le ministre de l’Intérieur, et à travers lui le régime, continue d’interdire aux Algériens d’exprimer pacifiquement leurs revendications économiques, sociales et politiques. De plus, je crois que l’état d’urgence, instauré peut-être pour lutter contre la violence politique et le terrorisme durant les années 1990, est exploité, aujourd’hui, contre le peuple algérien pour l’empêcher d’exprimer son point de vue par rapport au régime.
- Le ministre de l’Intérieur affirme une nouvelle fois que «l’état d’urgence n’influe pas sur l’activité des partis politiques et des associations». Concrètement, comment le maintien de l’état d’urgence empêche-t-il l’opposition et les organisations autonomes de faire leur travail ?
Le régime algérien est autoritaire. Il s’appuie sur l’état d’urgence pour empêcher le peuple algérien d’exprimer son point de vue. Parallèlement, ce régime agit hors la loi et le maintien de l’état d’urgence illustre parfaitement cette situation. Je voudrais rappeler à monsieur le ministre de l’Intérieur que durant ces dix dernières années, on a interdit la création d’associations et de partis, on a interdit les marches et tous les rassemblements, même dans des salles. L’état d’urgence et toutes les lois ont été mis en place pour neutraliser le peuple algérien et permettre, ainsi, au régime de gérer le pays en méprisant les aspirations de la population à plus de liberté, de démocratie et de justice sociale.
- On a l’impression que le pouvoir a réussi, à travers la répression et l’état d’urgence, à décourager même les militants politiques les plus téméraires…
Il n’y a pas de doute que le régime politique algérien a exploité la violence des années 1990 pour faire peur aux Algériens. De plus, il a utilisé tous les moyens pour porter atteinte à la crédibilité des partis politiques et à celle des organisations de la société civile. Conséquence : quand les jeunes nés sous l’état d’urgence se sont révoltés à Bab El Oued, ils n’ont trouvé aucune société civile pour les encadrer et cela a engendré des dépassements. Cette situation devra être assumée par le régime, dont l’action n’était pas de construire une société et un Etat, mais de neutraliser le peuple et de l’isoler. Et cela, en utilisant les mêmes procédés. Aidé par les recettes pétrolières et gazières, le régime achète au prix fort son maintien. Le plus important, pour lui, est d’assurer sa survie au détriment du peuple. Ce qui s’est passé au début du mois de janvier dernier est très minime, comparé à ce qui s’est passé dans le pays, durant les quatre dernières années. Les manifestations et les protestations éclatent dans toutes les wilayas, mais elles n’ont pas le même écho que les dernières émeutes. Le peuple algérien exprime également son sentiment d’injustice à travers la harga (émigration clandestine), l’immolation par le feu. Ce sont des messages adressés aux autorités. L’immolation par le feu n’a pas commencé en Tunisie. En 2003, un jeune Algérien s’est immolé par le feu à l’intérieur de la Maison de la presse, à Alger, pour dénoncer l’injustice dont il était victime. Donc, les Algériens ne se révoltent pas uniquement pour des problèmes économiques et sociaux. Ils le font aussi pour exiger plus de liberté et de justice.
- Le régime refuse de comprendre tous ces messages ou essaye de leur donner une autre interprétation qui l’arrange mieux. Comment expliquer cette attitude ?
Le régime sait qu’il est dictatorial. Les aspirations de la population sont le dernier de ses soucis. Il croit qu’avec le recours à la répression, en renforçant ses mécanismes tels que la bureaucratie, l’instrumentalisation de la justice et les services de sécurité, il finira par contrôler la situation. Il dépense beaucoup d’argent pour acheter le silence du peuple. Aujourd’hui, cette politique s’est avérée vaine. Le régime a compris qu’il n’a aucune légitimité populaire et qu’aucune institution ne représente réellement le peuple. Il est conscient de tout cela, mais il s’obstine à diriger le pays selon la même logique adoptée depuis l’indépendance. Je pense qu’il a reçu tous les messages qui lui sont adressés et je souhaite qu’il accepte de réviser sa stratégie. Il faut qu’il accepte le passage à une transition démocratique, dont les mécanismes doivent être minutieusement étudiés et débattus.
Il y a deux choix : soit attendre une révolution comme celles de la Tunisie et de l’Egypte pour faire tomber le régime ; soit opter pour la sagesse et faire preuve de beaucoup de nationalisme dans la démarche pour le changement du système. C’est ce que proposent actuellement les organisateurs de la marche du 12 février prochain.
- Le ministre de l’Intérieur vient de rappeler que les marches sont interdites à Alger en anticipant sur l’action de la Coordination pour le changement et la démocratie…
La majorité des membres de la Coordination qui ont pris part à la dernière réunion ont décidé de formuler une demande d’autorisation de cette marche pour respecter les procédures légales. Mais nous allons marcher avec ou sans autorisation. Telle est la décision de la Coordination. Nous ne pouvons pas accepter des lois arbitraires décidées par les autorités qui ne cessent de trier les textes législatifs à appliquer et de passer sous silence le reste. Je rappelle qu’il n’y a pas de loi interdisant les marches et que l’état d’urgence est anticonstitutionnel. Un régime qui ne respecte pas ses propres lois est un régime déficitaire.
- Pensez-vous que la démarche de la Coordination aboutira à des résultats concrets, alors que certains de ses membres n’arrivent pas à dépasser leurs querelles partisanes ?
Il faut rappeler que l’idée de la création de cette coordination a germé suite aux dernières émeutes. A la Laddh, nous nous sommes réunis et nous avons dit qu’il fallait encadrer la manifestation de la jeunesse pour éviter les dépassements qui légitimeraient la violence du pouvoir. Nous avons décidé d’assumer nos responsabilités pour protéger les biens publics et privés et donner une image civilisée de la protestation en Algérie.
Des syndicats se sont joints à nous et nous avons signé un communiqué commun. Suite à cela, nous avons organisé une réunion à laquelle nous avons convié tous les partis de l’opposition. Nous avons appelé, à l’issue de cette réunion, à une marche pacifique pour demander la levée de l’état d’urgence et le changement du système. Nous ne voulons pas un remaniement du gouvernement qui serait synonyme d’un changement à l’intérieur du système. Ce n’est pas le gouvernement qui prend les décisions. Notre appel n’était pas destiné uniquement à l’opposition, mais également au régime. L’Algérie n’est pas prête à vivre d’autres violences politiques. La violence produira un système politique similaire à celui que nous dénonçons aujourd’hui.
- Le FFS et l’association RAJ se sont retirés de la Coordination. Ne pensez-vous pas que cette division de l’opposition sert beaucoup plus le régime ?
Le FFS est l’un des rares partis à avoir milité pour la démocratie depuis 1962. Il est l’un des rares à avoir inscrit dans son programme la lutte pour la levée de l’état d’urgence et le changement du système. Je respecte la position des amis du FFS, qui ont d’autres moyens de lutte. Mais toutes les formes de protestation ont un seul but : briser le statu quo. Chaque parti a le droit de choisir ses moyens de lutte et ses stratégies.
- La Tunisie, l’Egypte et d’autres pays moyen-orientaux connaissent actuellement des révoltes populaires. Comment expliquer ce réveil des peuples de la région ?
En Tunisie, le système était fermé. Le peuple tunisien s’est levé contre la dictature et les problèmes sociaux, tels que la corruption, le chômage… La révolution en Tunisie est celle du peuple. Contrairement à ce que pensent certains analystes, les puissances étrangères n’ont pas été les instigatrices de cette révolution. Au contraire, ces dernières préfèrent les dictateurs qu’elles gèrent à leur guise. C’est le cas aussi en Egypte. Ces révolutions sont celles des peuples et elles dépassent les partis et les sociétés civiles. La révolution en Tunisie peut influer sur toute la région. Mais il faut être prudent. Il faut encadrer ses révolutions pour produire des systèmes démocratiques.
- Les mêmes conditions qu’en Egypte et en Tunisie existent en Algérie. Selon vous, la révolution à la tunisienne peut-elle se reproduire en Algérie ?
Il est vrai que la corruption a touché toutes les institutions jusqu’au sommet de l’Etat. Les libertés sont inexistantes et la rue a déclaré son divorce avec le système. Donc on a les mêmes données. Mais pour parler de révolution, je pense qu’il faut prendre en considération la particularité du système algérien, qui est compliqué.
Le gouvernement n’est pas la source de décision. Le président n’est pas également le seul à prendre les décisions. Il y a des centres de décision invisibles qui décident ou qui participent à la prise de décision. Et quand le vrai pouvoir est invisible, la réussite de la révolution devient difficile. En outre, le régime algérien a adopté la politique de «diviser pour régner» ; il a divisé le peuple algérien. C’est pour cela que nous devons rester prudents. Nous avons la responsabilité de mener une révolution pacifique pour protéger l’Algérie en tant qu’Etat. Le régime, l’opposition et le peuple algérien doivent s’entendre sur une période de transition qui sera gérée par des gens crédibles. Je pense que c’est la voie à suivre pour en finir avec ce système qui dure depuis 1962.