Différend sur Ceuta et Melilla, arrivée probable de Miguel Angel Moratinos comme ambassadeur à Rabat, crise de la tomate ou encore affaire du Sahara, les dossiers prégnants ne manquent pas entre le Maroc et l’Espagne. Un invité surprise vient se rajouter depuis moins d’une semaine: l’entrée en crise profonde du royaume ibère suite à une cascade de mauvaises nouvelles (dégradation de la note «Fitch», prévisions de croissance revues à la baisse, taux de chômage qui explose). Deuxième partenaire commercial du Royaume, l’Espagne est également un interlocuteur politique fondamental dans la stratégie internationale du Maroc, et son entrée en crise doit donc être appréhendée à l’aune d’un agenda de politique étrangère complexe, combiné à une relation économique cruciale pour la croissance des deux pays. Comprendre comment et quand la crise va impacter le Maroc n’est donc pas une nécessité «cosmétique», mais un besoin qui doit s’inscrire en tant que priorité absolue des pouvoirs publics, notamment pour le comité de veille stratégique.
Au chapitre des mauvaises nouvelles, l’on notera tout d’abord le probable «effet d’éviction» pour le Royaume du Maroc au niveau des crédits européens. Ces derniers, dans les mois à venir, seront «naturellement» redirigés vers l’Espagne en priorité. De surcroît, la future présidence belge du conseil de l’Europe, dans une période très difficile pour ce pays, devrait orienter son agenda vers un accroissement de la solidarité intra-européenne, et moins se tourner vers l’international.
Cette situation était déjà en vigueur alors que l’Espagne tenait elle-même les rênes de la présidence tournante depuis moins de six mois. Autre élément important qu’il convient de préciser, l’Espagne sera encore pendant douze mois au cœur de la décision européenne, car le système de troïka mis en place lors du mandat français de 2008 fait qu’elle conserve une place de choix dans le «decision making» communautaire. Fort de ce constat, le Maroc doit se saisir de cette opportunité pour mettre en avant ses priorités dans sa relation avec l’Europe, et tenter de peser sur les décideurs de l’Union afin de faire valoir ses intérêts.
Car si les opérateurs attendent de l’Europe qu’elle leur apporte une mise à niveau des législations et des règlements, des aides aux infrastructures, ainsi que des encouragements à l’investissement, l’Etat, quant à lui, veut rester maître du temps politique, et doit travailler avec des contraintes lourdes en termes d’équilibre diplomatique, d’influence et de rayonnement. L’efficacité économique et la projection de puissance n’étant pas forcément compatibles, il est capital d’identifier les sujets prioritaires que le monde économique veut voir figurer en tête des préoccupations des autorités, et de suggérer un certain nombre d’initiatives d’appui et de soutien. L’objectif assumé étant que le Maroc parle d’une seule voix, et maximise son action auprès des instances européennes durant la période difficile qui s’ouvre devant lui. A cet égard, aucune déperdition d’énergie, aucun parasitage, ni aucun «déchet» dans la stratégie vis-à-vis de Bruxelles ne doivent être tolérés.
Au niveau de la relation économique bilatérale Espagne/Maroc, l’on devrait voir -logiquement- les investissements espagnols diminuer à court terme, les grands groupes décidant de sursoir à tous engagements non prioritaires, en attendant le retour d’une certaine visibilité sur le front intérieur avant de repartir à l’international. Cette pause attendue doit être le moment pour penser en commun avec l’Espagne à l’avenir de nos liens économiques, et d’imaginer les relais de croissance futurs, notamment dans l’économie verte. Dans ce secteur, l’Espagne a beaucoup à offrir au Maroc en termes de transfert de savoir-faire, et peut faire gagner au pays un temps précieux.
De surcroît, il faudra s’attendre à une baisse sensible des transferts des Marocains résidents en Espagne, touchés de plein fouet par l’augmentation du chômage. La réponse du Maroc à cet état de fait ne peut pas être que «mécanique», elle doit également être psychologique et tactique.
Si l’Etat sait désormais comment répondre à une diminution des recettes en devises, il devra faire preuve d’imagination pour mettre en place un dispositif qui accueille les Marocains résidents en Espagne désireux de revenir s’installer définitivement au Maroc et y entreprendre. Une offre spécifique, basée sur le principe de réalité, doit être conceptualisée et leur être consacrée. C’est à ce prix que nous pourrons amorcer un «retour des cerveaux» qui serait salutaire pour les deux pays.
Le commerce sera également touché par la crise espagnole, et à cet égard il est important de mettre en place au plus vite des mécanismes de soutien aux industries les plus exposées tels le textile ou la pêche, par ailleurs grands pourvoyeurs d’emplois.
A un autre niveau, l’on risque de constater un durcissement des conditions de passage des produits agricoles, déjà stigmatisés de manière structurelle par les agriculteurs espagnols.
Enfin, de manière plus globale, avec le déclenchement de la crise, l’on assistera certainement à une montée des extrémismes, et à une cristallisation du sentiment anti-marocain, qui viendra toucher doublement le Royaume. En premier lieu, les Espagnols pointeront certainement du doigt leurs entreprises qui délocalisent, les accusant d’aggraver la crise, là où en réalité elles suivent un mouvement mondial.
Deuxièmement, les Marocains d’Espagne devraient se retrouver sous le feu nourri des critiques de l’extrême droite, la crise économique nourrissant un racisme latent qui se fait plus discret lors de temps prospères.
Cet ensemble de raisons doit pousser le Maroc à voir plus loin, à agir plus vite et plus fort, en saisissant les opportunités liées à cette crise espagnole, car elles existent.
Concernant le commerce, la baisse de l’euro conjuguée à la crise devrait nous permettre d’adopter une stratégie d’importation agressive à l’égard de l’Espagne, et d’obtenir aux meilleurs prix les biens nécessaires à l’accompagnement de notre croissance et à l’accroissement de notre compétitivité. Egalement, un travail doit être effectué pour positionner le Maroc comme «coo-pétiteur» avec l’Espagne, c’est-à-dire comme un partenaire qui est également en compétition.
Enfin, le Maroc a beaucoup à gagner au niveau de l’expertise ibère en cette période de crise. Dans un marché du travail devenu mondial, le contingent important de jeunes diplômés espagnols au chômage est susceptible d’être attiré au Maroc pour renforcer les projets sectoriels nationaux, notamment au nord. Un autre effet d’aubaine est à exploiter en récupérant l’expertise sur des segments aussi divers que l’olive, la pêche, l’agro-industrie, le tourisme ou encore la formation.
La crise espagnole nous oblige à tous les niveaux. Libérer les initiatives, fédérer les énergies autour d’un projet économique bilatéral rénové, telle est l’ambition qui doit animer les pouvoirs publics. Chaque crise est également une opportunité: ne ratons pas celle-ci…
Pragmatisme industriel
Au niveau financier, c’est aujourd’hui que le Maroc doit aller chercher les investisseurs potentiels, afin d’être en position favorable dès que la «pause» sera terminée. Pour cela, un travail considérable de veille stratégique et de collecte d’informations doit être entrepris par les pouvoirs publics, afin de faire correspondre le temps économique espagnol au temps stratégique marocain. En termes clairs, le Maroc doit trouver puis ramener les opérateurs espagnols qui s’inscrivent dans le cadre des métiers mondiaux du Maroc identifiés par le Pacte national pour l’émergence industriel (PNEI) ou le plan Maroc Vert. C’est là une démarche d’intelligence économique, mais également de pragmatisme industriel, qui doit être entamée, afin de ne ménager aucun effort pour contribuer à dynamiser ces plans sectoriels nationaux.
Par Abdelmalek Alaoui et Ahmed Zirar
L'ECONOMISTE