Sans visa, sans passeport et pratiquement sans bagages, ils sont chaque semaine des dizaines à s’élancer des plages d’Annaba pour rejoindre la rive nord de la Méditerranée. Une traversée qui tourne parfois au suicide collectif tant les dangers et risques qui guettent les candidats à la “harga”, des voyageurs désespérés, sont grands.
« Elle ne me laissera jamais m’en aller. C’est pourquoi je suis monté sur un bateau à Oran plutôt qu’à Sidi Salem », explique le jeune homme qui a grandi dans le quartier le plus pauvre d’Annaba. Pour gagner l’Europe, Mohamed est prêt à tout. Jusqu’à accepter l’argent d’un ami qui a volé et vendu les bijoux de sa mère pour s’offrir lui aussi une place sur une frêle embarcation. Ce jour-là, chacun des quatre passagers a déboursé 15 millions de centimes. Soit 60 millions au total pour la traversée. Interceptée par la marine algérienne, la frêle embarcation où se trouvait Mohamed a dû faire demi-tour et rentrer au port. Mohamed n’a pas revu la couleur de son argent. « Une fois que c’est payé, faut pas compter se faire rembourser si ça ne marche pas », glisse-t-il.
Ce n’est pas la première tentative de « harga » de Mohamed. La première fois, il avait 14 ans. Et ce n’est pas non plus sa dernière. Ses parents ont beau essayer de le dissuader, le jeune Annabi songe déjà « à la 3è, 4è fois », confie-t-il d’un rire pincé. « Mes parents me disent qu’il n’y a rien pour moi en France. Mais je vais quand même réessayer encore et encore jusqu’à ce que j’y arrive. »
Sidi Salem, point de départ stratégique
A Annaba, on ne compte plus le nombre de candidats à l’émigration clandestine. Tout sexe, âge, niveau scolaire et social confondu. Sac à dos et quelques euros de côté, ils guettent le prochain bateau. En l’espace de quelques années, Annaba est devenue la capitale de la « harga » en Algérie et en Afrique du Nord, détrônant le port de Mostaganem et d’Oran. Et la plage de Sidi Salem le point de départ de la majorité des barques de fortune lancées à l’assaut des courants méditerranéens.
Les patrouilles de la marine algérienne s’aventurent rarement dans les eaux bordant ce quartier malfamé d’Annaba, laissant le champ libre aux frêles embarcations. C’est d’ailleurs de la plage de ce bidonville, véritable terreau mafieux, que le premier bateau équipé d’un petit moteur, chargé de voyageurs illusionnés, a pris la mer. Le passeur avait choisi la date du 31 décembre 2004, comptant sur l’ivresse des gardes-côtes italiens qui fêtaient la Saint Sylvestre, pour passer entre les mailles du filet et accoster en Sardaigne. C’est la version de Mohamed.
Si Sidi Salem est le point de rendez-vous de tous les harragas du pays, quelques-uns s’élancent aussi de l’embouchure de la Seybouse, de Ras Hamra et d’Aïn Barbar. Destination la Sardaigne, plus exactement Lampedusa, portée d’entrée de l’Europe.
« Les passeurs s’orientent à l’aide du GPS de leur téléphone. Ils lâchent les harragas en pleine mer avant la côte de la Sardaigne pour ne pas se faire repérer. Les harragas font le reste du chemin à la nage », explique Chakib, un habitant de Sidi Salem dont le cousin transporte régulièrement des clandestins sur son bateau. « La plupart du temps, les passeurs abandonnent même leur bateau et se rendent aux autorités italiennes. Ils « demandent le bled », ça veut dire qu’ils souhaitent être rapatriés en Algérie », poursuit Chakib.
Mourir noyés ou tués par balle
Ainsi, depuis 2004, des centaines d’Algériens ont illégalement pris la mer en partant d’Annaba. Une poignée est arrivée à bon port, la majorité a été reconduite chez elle. Le voyage tourne souvent court. Prises en chasse par les gardes-côtes, les frêles embarcations sont vite rattrapées puis arraisonnées. Dernière interpellation en date : mercredi 16 octobre. 14 harragas ont profité de l’atmosphère légère de la fête de l’Aïd el Kébir qui planait à Annaba pour prendre le large. Agés de 18 à 37 ans, ces jeunes Algériens doivent comparaître devant le tribunal de première instance près la Cour de justice d’Annaba dans les prochains jours.
Ils peuvent s’estimer chanceux car le voyage jusqu’en Europe peut facilement virer au drame. Durant cette traversée périlleuse, où le bateau tangue parfois jusqu’à chavirer. Les candidats au voyages perdent alors la vie. Noyés ou tués lors d’altercations musclées avec les gardes-côtes, comme le 7 juillet dernier au large d’Annaba quand un échange de tir à coûté la vie à un garde-côte et un civil de 25 ans et grièvement blessé huit personnes.
Le rôle des immigrés, ces “frimeurs”
Pourquoi une telle obstination de la part des harragas ? Qu’espèrent-ils trouver en Europe ? Un monde meilleur fait de liberté et de prospérité, répond naïvement le jeune Mohamed. Assis sur son muret, le regard plongé dans les vagues, l’adolescent originaire de Sidi Salem rêve d’une ascension sociale fulgurante que seule l’Europe peut lui offrir selon lui. Il s’imagine rentrant un jour au bled en héros, les poches pleines d’euros. La crise économique, le chômage élevé, les problèmes d’intégration, Mohamed ne veut pas entendre parler de cette autre facette de l’Europe. Le jeune harraga reste persuadé qu’une fois arrivé à Lampedusa, les autorités européennes seront clémentes envers lui et le prendront en charge jusqu’à sa majorité. « Elles ne renvoient pas chez eux les mineurs », croit-il savoir.
Parier sur le potentiel de l’Algérie
Si Mohamed continue de se bercer d’illusions, il en reste à Annaba pour mettre en garde tous ceux tentés par la « harga ». Jeune entrepreneur de 27 ans, Bilal en veut beaucoup aux immigrés qui « friment » quand ils rentrent au pays et qui donnent une « image tronquée de leur vie en Europe ». « Ils viennent ici dépenser le fric qu’ils ont difficilement gagné en Europe. Jamais ils ne parlent de leurs difficultés. Ils mentent sur leurs conditions de vie là-bas car ils en ont honte », reproche Bilal, qui dit ne jamais avoir songé quitter l’Algérie. « Il n’y a rien pour moi ou pour personne d’autre en Europe », affirme-t-il.
En écrasant sa cigarette, Bilal enfonce le clou : « Vaut mieux régner en enfer que servir au paradis ». Issu d’une famille modeste, le jeune homme originaire du quartier Saint-Cloud est aujourd’hui à la tête d’une agence immobilière, de deux magasins de téléphonie et d’un salon de thé à Annaba. « Un parcours impossible en France », considère-t-il.
Sûr du potentiel de l’Algérie, Bilal encourage ses amis à miser sur leur pays natal plutôt que de tenter une aventure hasardeuse de l’autre côté de la Méditerranée. « Tout reste à faire en Algérie. Et il y a des mesures qui ont été prises par le gouvernement qui peuvent aider ceux qui s’en donnent la peine. Prenez l’Ansej : un prêt sans garantie d’un milliard de centimes. Si les harragas utilisaient cet argent à bon escient, ils s’en sortiraient et l’Algérie serait elle aussi gagnante ».