Plus grand d’Afrique par sa superficie et quatre fois plus grand que la France, il compte une population deux fois inférieure ; pays riche de 200 milliards de dollars de réserves de change qui annule la dette des pays pauvres, il ne parvient pas à résorber la pauvreté et le chômage endémiques qui croissent à l’ombre de ses frontières ; pays doté de terres parmi les plus fertiles du bassin méditerranéen, il est contraint d’importer ses produits agricoles pour nourrir sa population…
L’hospitalisation du président Bouteflika et les scénarios machiavéliques qui se dessinent en coulisses quant à sa succession traduisent un autre paradoxe, plus politique celui-là : l’Algérie a accompli une glorieuse révolution pour se libérer de la France, mais il est dans la région celui qui paraît aujourd’hui le moins enclin au changement et le moins concerné par la mise en branle démocratique née des « printemps arabes ».
Du printemps à l’hiver, il n’y a qu’un pas, en climatologie comme en politique. Mais qu’à cela ne tienne, en dépit de ses heurts, la grande transformation qu’a connue l’Afrique du nord et le Moyen-Orient au cours des trois dernières années a un nom : démocratisation. En Egypte, en Tunisie et dans une moindre mesure au Maroc et en Libye, ce processus est en effet amorcé, à des échelles et à des vitesses très variables. Mais enfin, qu’on le veuille ou non, ce sont bien des régimes démocratiques qui sont nés des « révolutions arabes ». Mais dans ce paysage mouvant, l’Algérie, elle, ne semble pas concernée par cette (r) évolution. Tout se passe comme si le pays se situait ailleurs, sur un autre continent, à des milliers de kilomètres de là. Même le Makhzen et la vieille monarchie alaouite, qui fait pourtant consensus au Maroc, ont été un peu ébranlés par l’écume du « printemps arabe ». Sous la pression de la rue et du Mouvement du 20 février, le Roi a du annoncer en 4ème vitesse une réforme de la Constitution pour apaiser les esprits.
En Algérie, que s’est-il donc passé ? Rien, calme plat, mer d’huile. Ou si peu. Des émeutes ont bien eu lieu en 2011, dans le sillage des événements en Tunisie et en Egypte, mais le président Bouteflika s’est contenté, en avril 2011, d’annoncer une vague de réformettes sans ampleur ni conséquences. Surtout, l’Etat a dépensé des milliards de dollars en programmes d’urgence (logements et emplois) pour étouffer les foyers de contestation et calmer les esprits. Cela a fonctionné. Le pays ne s’est pas embrasé. En 2012 et jusqu’avant l’hospitalisation du président, tandis que la Tunisie et l’Egypte découvrent chaque jour les affres du jeu démocratique, il était encore question d’une nouvelle révision de la Constitution pour lui permettre d’effectuer un… 4ème mandat.
La raison de cette insularité algérienne dans la mise en branle démocratique de l’Afrique du nord tient en deux mots : déjà vu. Ceux qui s’étonnent ainsi, surtout à l’étranger, du fait que l’Algérie ne bouge pas et semble, tel un cachalot tapi au fond de l’océan, attende que ça se passe oublient que l’Algérie a vécu son « printemps arabe » de 1988 à 1992, et que ce qui se passe en Tunisie et en Egypte constitue presque mot pour mot la répétition de cette période-là. Que l’on prenne un peu de recul et l’on verra ainsi que la séquence à l’œuvre est partout similaire : la mise à bas quasi insurrectionnelle de régimes honnis entraine une transition démocratique qui, inévitablement, parce qu’il s’agit de pays musulmans et donc majoritairement conservateurs, aboutit par la grâce des urnes à la victoire des « islamistes ». Le seul élément divergent, et fondamental, est en Algérie le rôle que joua l’armée, d’abord en tant que vigie, ou sentinelle, durant les années de transition (1989 – 1991) puis, lorsqu’elle mit un terme au processus démocratique en annulant le second tour des élections législatives en 1992, en tant qu’acteur exclusif du jeu politique. La suite ? Ce fut des années de guerre civile fratricide et un bilan estimé à 200 000 morts. A l’actif de Bouteflika, la loi d’amnistie promulguée en 1999 (après un référendum) mit un terme à cette « décennie noire » dont chaque Algérien en âge de voter aujourd’hui se souvient encore. Depuis, l’armée s’est professionnalisée et retirée du devant de la scène. Le pouvoir civil, incarné par Abdelaziz Bouteflika, a repris la main. Du moins de façon apparente car dans la coulisse l’armée et les services de sécurité, DRS en tête, continuent de jouer un rôle. Mais ce semblant de retour à la normale, de « civilisation » du régime algérien, ne doit pas obérer le fait que la plaie de la guerre civile n’est pas encore refermée et continue de structurer les représentations collectives. Quinze ans après, la guerre civile algérienne continue de fonctionner pour le régime comme pour le peuple comme un épouvantail.
A cette aune, la fragile démocratisation qui survient en Tunisie et en Egypte est observée avec lucidité en Algérie. Pour beaucoup, la première préoccupation n’est pas tant la démocratisation du système que le chômage, la corruption, le piteux état des systèmes de soins et d’éducation, le logement. Le changement politique n’est attendu que dans la mesure où il est porteur d’une amélioration du bien-être individuel. Et à la double lumière des conséquences terribles de la parenthèse démocratique de 1988-91 et de la situation chaotique en Tunisie et en Egypte, il y a de quoi être, sinon sceptique, du mois peu pressé. Chacun sent bien que la corrélation vertueuse qu’il existe entre un régime démocratique et l’accroissement du bien-être est un cheminement long, exigent. D’où cet attentisme mâtiné d’indifférence cynique qui prévaut encore chez une majorité d’Algériens.
Le paradoxe économique – un pays riche à milliards mais de plus en plus inégalitaire et incapable d’endiguer un chômage de masse - est une conséquence inévitable du paradoxe politique : une situation stable, mais figée sur le plan politique ne peut qu’engendrer une stagnation économique. Puisque ce sont les mêmes hommes qui continuent de gérer le pays depuis des lustres, avec les mêmes idées obsolètes et les mêmes outils périmés, comment une économie de rente pourrait-elle devenir une économie d’innovation ? Sans forces dynamiques qui poussent au changement, à trouver de nouvelles solutions, à réformer, l’économie demeure atone. L’enjeu en Algérie aujourd’hui est de gérer la rente pour calmer les frustrations et prévenir le risque d’explosion sociale, pas de créer de la croissance. Et il n’y aura aucun changement d’envergure tant le régime ne sera pas acculé à le provoquer, ce qui suppose qu’il change d’abord lui-même.
Les Algériens ont le choix entre la liberté et la sécurité. La liberté, cela veut dire plus de démocratie : c’est dur, c’est compliqué, c’est incertain, a fortiori dans le contexte actuel. Plus de liberté, cela signifie aussi la possibilité de choisir à travers des élections libres ses gouvernants, et il est fort probable que chacun connaisse bien l’issue de ce processus – une victoire des islamistes coalisés dans un paysage politique où ils constituent depuis longtemps la seule alternative crédible au régime – sans être encore nécessairement prêt à revivre cela. La sécurité, c’est ce que leur procure le régime, du moins pour l’instant. Mais il suffit que la demande de sécurité (sureté, mais aussi sécurité sociale et économique) ne soit plus satisfaite pour que les termes de l’équation soient redistribués et que la demande de liberté prenne le dessus. La question, c’est quand ?
Mediapart
L’hospitalisation du président Bouteflika et les scénarios machiavéliques qui se dessinent en coulisses quant à sa succession traduisent un autre paradoxe, plus politique celui-là : l’Algérie a accompli une glorieuse révolution pour se libérer de la France, mais il est dans la région celui qui paraît aujourd’hui le moins enclin au changement et le moins concerné par la mise en branle démocratique née des « printemps arabes ».
Du printemps à l’hiver, il n’y a qu’un pas, en climatologie comme en politique. Mais qu’à cela ne tienne, en dépit de ses heurts, la grande transformation qu’a connue l’Afrique du nord et le Moyen-Orient au cours des trois dernières années a un nom : démocratisation. En Egypte, en Tunisie et dans une moindre mesure au Maroc et en Libye, ce processus est en effet amorcé, à des échelles et à des vitesses très variables. Mais enfin, qu’on le veuille ou non, ce sont bien des régimes démocratiques qui sont nés des « révolutions arabes ». Mais dans ce paysage mouvant, l’Algérie, elle, ne semble pas concernée par cette (r) évolution. Tout se passe comme si le pays se situait ailleurs, sur un autre continent, à des milliers de kilomètres de là. Même le Makhzen et la vieille monarchie alaouite, qui fait pourtant consensus au Maroc, ont été un peu ébranlés par l’écume du « printemps arabe ». Sous la pression de la rue et du Mouvement du 20 février, le Roi a du annoncer en 4ème vitesse une réforme de la Constitution pour apaiser les esprits.
En Algérie, que s’est-il donc passé ? Rien, calme plat, mer d’huile. Ou si peu. Des émeutes ont bien eu lieu en 2011, dans le sillage des événements en Tunisie et en Egypte, mais le président Bouteflika s’est contenté, en avril 2011, d’annoncer une vague de réformettes sans ampleur ni conséquences. Surtout, l’Etat a dépensé des milliards de dollars en programmes d’urgence (logements et emplois) pour étouffer les foyers de contestation et calmer les esprits. Cela a fonctionné. Le pays ne s’est pas embrasé. En 2012 et jusqu’avant l’hospitalisation du président, tandis que la Tunisie et l’Egypte découvrent chaque jour les affres du jeu démocratique, il était encore question d’une nouvelle révision de la Constitution pour lui permettre d’effectuer un… 4ème mandat.
La raison de cette insularité algérienne dans la mise en branle démocratique de l’Afrique du nord tient en deux mots : déjà vu. Ceux qui s’étonnent ainsi, surtout à l’étranger, du fait que l’Algérie ne bouge pas et semble, tel un cachalot tapi au fond de l’océan, attende que ça se passe oublient que l’Algérie a vécu son « printemps arabe » de 1988 à 1992, et que ce qui se passe en Tunisie et en Egypte constitue presque mot pour mot la répétition de cette période-là. Que l’on prenne un peu de recul et l’on verra ainsi que la séquence à l’œuvre est partout similaire : la mise à bas quasi insurrectionnelle de régimes honnis entraine une transition démocratique qui, inévitablement, parce qu’il s’agit de pays musulmans et donc majoritairement conservateurs, aboutit par la grâce des urnes à la victoire des « islamistes ». Le seul élément divergent, et fondamental, est en Algérie le rôle que joua l’armée, d’abord en tant que vigie, ou sentinelle, durant les années de transition (1989 – 1991) puis, lorsqu’elle mit un terme au processus démocratique en annulant le second tour des élections législatives en 1992, en tant qu’acteur exclusif du jeu politique. La suite ? Ce fut des années de guerre civile fratricide et un bilan estimé à 200 000 morts. A l’actif de Bouteflika, la loi d’amnistie promulguée en 1999 (après un référendum) mit un terme à cette « décennie noire » dont chaque Algérien en âge de voter aujourd’hui se souvient encore. Depuis, l’armée s’est professionnalisée et retirée du devant de la scène. Le pouvoir civil, incarné par Abdelaziz Bouteflika, a repris la main. Du moins de façon apparente car dans la coulisse l’armée et les services de sécurité, DRS en tête, continuent de jouer un rôle. Mais ce semblant de retour à la normale, de « civilisation » du régime algérien, ne doit pas obérer le fait que la plaie de la guerre civile n’est pas encore refermée et continue de structurer les représentations collectives. Quinze ans après, la guerre civile algérienne continue de fonctionner pour le régime comme pour le peuple comme un épouvantail.
A cette aune, la fragile démocratisation qui survient en Tunisie et en Egypte est observée avec lucidité en Algérie. Pour beaucoup, la première préoccupation n’est pas tant la démocratisation du système que le chômage, la corruption, le piteux état des systèmes de soins et d’éducation, le logement. Le changement politique n’est attendu que dans la mesure où il est porteur d’une amélioration du bien-être individuel. Et à la double lumière des conséquences terribles de la parenthèse démocratique de 1988-91 et de la situation chaotique en Tunisie et en Egypte, il y a de quoi être, sinon sceptique, du mois peu pressé. Chacun sent bien que la corrélation vertueuse qu’il existe entre un régime démocratique et l’accroissement du bien-être est un cheminement long, exigent. D’où cet attentisme mâtiné d’indifférence cynique qui prévaut encore chez une majorité d’Algériens.
Le paradoxe économique – un pays riche à milliards mais de plus en plus inégalitaire et incapable d’endiguer un chômage de masse - est une conséquence inévitable du paradoxe politique : une situation stable, mais figée sur le plan politique ne peut qu’engendrer une stagnation économique. Puisque ce sont les mêmes hommes qui continuent de gérer le pays depuis des lustres, avec les mêmes idées obsolètes et les mêmes outils périmés, comment une économie de rente pourrait-elle devenir une économie d’innovation ? Sans forces dynamiques qui poussent au changement, à trouver de nouvelles solutions, à réformer, l’économie demeure atone. L’enjeu en Algérie aujourd’hui est de gérer la rente pour calmer les frustrations et prévenir le risque d’explosion sociale, pas de créer de la croissance. Et il n’y aura aucun changement d’envergure tant le régime ne sera pas acculé à le provoquer, ce qui suppose qu’il change d’abord lui-même.
Les Algériens ont le choix entre la liberté et la sécurité. La liberté, cela veut dire plus de démocratie : c’est dur, c’est compliqué, c’est incertain, a fortiori dans le contexte actuel. Plus de liberté, cela signifie aussi la possibilité de choisir à travers des élections libres ses gouvernants, et il est fort probable que chacun connaisse bien l’issue de ce processus – une victoire des islamistes coalisés dans un paysage politique où ils constituent depuis longtemps la seule alternative crédible au régime – sans être encore nécessairement prêt à revivre cela. La sécurité, c’est ce que leur procure le régime, du moins pour l’instant. Mais il suffit que la demande de sécurité (sureté, mais aussi sécurité sociale et économique) ne soit plus satisfaite pour que les termes de l’équation soient redistribués et que la demande de liberté prenne le dessus. La question, c’est quand ?
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