Dans son nouveau livre "La fin de la mondialisation", François Lenglet prévoit le déclin du libre-échange globalisé et le retour à un protectionnisme raisonné. Une analyse partagée par les économistes du FMI et de la banque Morgan Stanley.
Dans son dernier livre (voir ici), l'économiste François Lenglet pronostique "La fin de la mondialisation" tandis que Christine Lagarde, la patronne du FMI, évoque de nouvelles transitions économiques globales. Sommes-nous à la fin d'un cycle ? Quels sont les signes qui annoncent cette mutation ?
François Lenglet : Oui, c'est manifeste. Dans l'Histoire, la mondialisation n'a rien d'inexorable. Elle connaît des éclipses même si ces dernières se produisent après des cycles longs. On peut le voir à travers les évolutions de la société. Celle-ci est de moins en moins libérale. Elle est en demande de protection bien plus que de liberté comme le montrent les questions de justice, de sécurité ou d'immigration. Dans tout ces domaines, la société a expérimenté les dégâts que produisent l'excès de liberté. Cela se traduit par un ressentiment contre les riches qui est devenu universel. Il y a une contestation des libertés abusives, qui ont permis à certains de s'enrichir de manière outrancière grâce à une économie mondialisée. De même, la montée en puissance du thème des frontières dans l'offre politique est un indice.
Sur le plan purement économique, on constate un mouvement de renationalisation de la finance. Les mouvements transfrontaliers sont beaucoup moins importants qu'auparavant avec de premières réinstallation de contrôle des capitaux à la fois dans les marchés émergents et en Europe avec Chypre. Les négociations commerciales patines et l'OMC qui était une créature de la mondialisation est sur le point de disparaître.
Sur le plan macro, on constate que les excédents commerciaux des deux machines à mondialiser qu'étaient la Chine et l'Allemagne vont se tarir pour des raisons évidentes. La machine à exporter allemande va subir les conséquences du rééquilibrage des comptes publics de l'Europe du Sud. De même pour la Chine. Celle-ci vend plus au reste du monde que le reste du monde ne lui vend, ce qui signifie que le reste du monde, notamment les Etats-Unis et l'Europe, s'endette vis à vis d'elle. Il y a un flux d'endettement symétrique qui ne peut plus durer. Par ailleurs, les délocalisations dans les pays émergents sont moins intéressantes sur le plan économique. C'est compliqué d'aller en Chine : il y a des problèmes de transport, de sécurité, de logistique et les Chinois copient les produits. D'où le mouvement de relocalisation qu'on observe aux Etats-Unis et qui devrait arriver en Europe. L'éclatement de la chaîne de production internationale va se terminer et on va re-nationaliser les chaînes de production.
Sur le plan social comme sur le plan économique, il y a donc une série de petits faits porteurs d'avenir qui ressemble beaucoup à ce qui s'est produit à chaque éclipse de la mondialisation.
Alexandre Delaigue : Il faut préciser de quoi l'on parle. La mondialisation est l'intégration des économies nationales sous l'effet de flux de capitaux, de marchandises et de services, de personnes et d'idées. Ce processus peut être selon les époques favorisé ou défavorisé par des facteurs économiques et techniques (progrès dans les transports, dans les communications, abaissement des droits de douane...) et institutionnels et politiques (paix entre les nations, institutions internationales de régulation, cosmopolitisme). La période de l'après-guerre a été très favorable à la mondialisation : réduction des tarifs douaniers au GATT puis à l'OMC, intégration de plus en plus de pays dans ce processus, progrès dans les transports (Le conteneur, une histoire de la mondialisation) et dans les techniques de communication. Or certains de ces éléments touchent à des limites automatiques : quand les droits de douane sont arrivés à zéro, il devient difficile de les réduire encore; quand près de 160 pays sont membres de l'OMC, il n'y en a plus beaucoup à rajouter. Quand les firmes ont exploité toutes les opportunités de décomposition de leurs processus productifs, les échanges commerciaux vont cesser d'augmenter au même rythme. On pourrait ajouter la hausse du coût de l'énergie, qui peut réduire les transports. Et les Etats semblent aujourd'hui moins avides d'amplifier la libéralisation financière que dans les années 90.
Dans une note à ses clients, la banque d'affaires Morgan Stanley rappelle que le premier âge d'or de la mondialisation s'est terminé en 1913 et s'est soldé par deux guerres mondiales. La transition qui s'annonce va-t-elle être aussi brutale ou plus progressive ? Quelles peuvent être les conséquences de cette mutation ?
François Lenglet : Il y a deux scénarios très différents. Celui des années 30 que redoute Morgan Stanley et qui se traduirait par la montée des extrémismes et le retour d'un nationalisme outrancier. Mais, il y a aussi un scénario possible plus optimiste : celui de 1870. Après le krach boursier de 1873, on rétablit les frontières et on purge les dettes en quelques années après une longue période de croissance zéro exactement comme aujourd'hui. A cette époque, les dettes sont héritées du boom technologique extravagant qu'a causé la chute des frontières politiques après le printemps 1848 et l'extraordinaire essor du rail qui transforme complètement l'économie beaucoup plus que la bulle internet. Les pays qui en sorte sont ceux qui rétablissent le protectionnisme les premiers : l'Allemagne, l'Autriche et les Etats-Unis. Ce scénario permet de reconstruire la demande progressivement et débouche sur la Belle époque. Il est beaucoup plus réjouissant et tout à fait envisageable dans le contexte actuel, même si la reprise n'est pas pour demain.
Alexandre Delaigue : Le processus de mondialisation peut soit accélérer; soit continuer de s'amplifier mais moins vite qu'au cours des deux dernières décennies; soit se stabiliser; soit ralentir un peu; soit s'effondrer comme il l'a fait avec la première mondialisation de la fin du 19ème siècle. Il faut être bien présomptueux pour savoir à coup sûr ce qui va se passer, surtout pour imaginer que le scénario de 1913 va se reproduire ! Il faut se méfier du raisonnement de système qui imagine qu'il y a de grands cycles historiques qui se reproduisent. Cela fait de bons sujets de livres spéculatifs, ou de discussions alcoolisées, mais pas de la très bonne analyse.
Au début du 20ème siècle la mondialisation avait commencé à ralentir par rapport à son rythme très rapide d'avant, comme l'ont montré les historiens Findlay et O'Rourke : (voir ici) . Mais la "démondialisation" entre 1914 et 1945 a été uniquement causée par la Première guerre mondiale et ce qui a suivi. Et s'il est tout à fait possible qu'un tel conflit mondial se reproduise, ce n'est pas certain. Les armes nucléaires rendent les conflits entre grandes puissances plus difficiles; les sociétés contemporaines sont plus âgées; le nationalisme n'a pas la forme de l'époque. Bref, le contexte est très différent.
Quels sont les secteurs qui pourront bénéficier de cette évolution ? Quels sont ceux qui risquent d'être impactés négativement ?
François Lenglet : Les secteurs exposés à la concurrence, à commencer par l'industrie, devraient bénéficier de cette évolution. L'Industrie en Europe du Sud, et notamment en France, est actuellement sous-compétitive à cause d'une monnaie, l'Euro, qui est surévaluée. Si on rétablit, notamment vis à vis de la Chine, un certain nombre de protections, notre industrie pourrait redevenir compétitive. On peut imaginer que l'Industrie cesse de détruire des emplois et même qu'elle en crée.
Alexandre Delaigue : Si l'on imagine une période de stabilité, cela ressemblera beaucoup à la période actuelle ! On peut envisager que l'évolution technologique, en particulier la robotisation et la hausse du coût des transports si le carburant devient plus coûteux, ramène les productions manufacturières dans les pays développés. Les restrictions de la libéralisation financière bénéficierait aux grandes institutions installées, les grandes banques. La convergence de nombreuses personnes dans les pays émergents vers le niveau de vie des pays riches crée un marché très différencié, qui bénéficie à des entreprises à l'identité forte et de taille moyenne, comme BMW ou Apple. Si la polarisation de l'économie mondiale se poursuit, la destinée sera très déterminée par l'endroit où l'on se situe : les petits pays aux institutions stables sont bien partis de ce point de vue.
Faut-il vraiment regretter la phase aiguë de mondialisation qui a suivi la chute du mur de Berlin ? L'idée d'une planète unifiée par le libre-échange était-elle une utopie ? Le retour du protectionnisme est-il forcément négatif ?
François Lenglet : La mise en concurrence des systèmes par la mondialisation a abouti à une dépression de la demande et une progression de l'endettement. Nos problèmes macro-économiques s'expliquent en partie par le libre-échange non tempéré qu'on a connu depuis la fin des années 90. Aux Etats-Unis, même les chantres de la mondialisation heureuse ont changé de pied. A l'exception des années 30, dans un contexte très particulier, le protectionnisme n'a jamais ralenti le commerce. Il a simplement rééquilibré un certain nombre d'excès. Il n'y a pas de raison de ne pas réagir face à des pays qui ne jouent pas le jeu. L'immobilisme est à la fois moralement répréhensible et socialement coûteux.
Alexandre Delaigue : A la limite, la mondialisation signifie un état mondial, une monnaie unique mondiale, des règles identiques dans tous les pays, une langue véhiculaire... Bref une sorte de Suisse mondiale. On peut qualifier cela d'utopie, ou trouver cela épouvantable, mais surtout se dire que cela n'est guère plausible. On peut parler de grandes catégories floues comme "protectionnisme" ou "libre-échange" mais peu de monde a envie de vivre dans un grand état mondial unifié, et bien peu de gens ont envie de vivre en Corée du Nord. La réalité est, et a toujours été, une question de curseur. Le choix de l'ouverture aux échanges dans certains domaines a été pour l'essentiel pragmatique : cela apportait plus que cela ne coûtait.
Peut-on pour autant parler de "démondialisation" comme le font certains politiques ?
François Lenglet : Je ne suis pas pour un protectionnisme universel, mais pour une protection sélective et ponctuelle. Il ne s'agit pas de faire de l'idéologie, mais d'avoir du bon sens. La liberté a aussi sa raison d'être dans l'économie. Ce n'est pas parce qu'il faut rétablir les frontières sur certains sujets qu'il faut donner tout pouvoir à l’État. Il y a une tempérance à trouver entre la protection et la liberté.
Alexandre Delaigue : Encore une grande catégorie floue : (voir ici). Depuis des années la mondialisation est présentée en France comme une gigantesque compétition mondiale qui nous obligerait à liquider le système social pour rester "compétitif" face aux bas salaires de hordes de chinois morts de faim. Le procédé est transparent : pour les uns, la mondialisation est le prétexte tout trouver pour réduire un système social qui leur déplaît. Pour les autres, une façon de ne pas se poser la question de la soutenabilité de ce système social, en disant que toutes les difficultés qu'il rencontre sont liées aux méchants étrangers, et qu'il suffirait de sortir de la mondialisation pour le préserver. Il est peu probable qu'on sorte de ce genre de grand débat stérile sur "plus ou moins de mondialisation" qui n'ont guère de sens.
Propos recueillis par Alexandre Devecchio