Dans ce monde de l’islam classique qui s’étend des confins du Sahel à ceux de l’Afghanistan la confusion, voire le chaos sont-ils en train de succéder aux grandes espérances du printemps arabe de 2011?
Assurément, c’est bien ce qui semble se préparer à la hâte en Syrie, où rien ne prouve que la décapitation de l’appareil sécuritaire du régime ait, en réalité, été réalisée par l’opposition, et par contagion inévitable toutes les craintes les plus fondées peuvent s’étendre vers un Irak. De la même manière, on voit mal comment une épreuve militaire difficile pourra être évitée pour déloger al-Qaida de Tombouctou et de Gao et, en particulier, sans l’aide d’une Algérie où la vacance du pouvoir provoque à présent l’immobilisme. Néanmoins, quelque chose qui fait figure de centre politique à l’échelle régionale tient bon.S’agissant de l’Égypte, l’opinion retient à juste titre son souffle. Mais de ce que l’on comprend de la vaste crise institutionnelle que traverse la vallée du Nil, il ressort déjà qu’une sorte d’équilibre, aussi précaire que l’on voudra, commence à se dessiner. Les deux forces autoritaires qui veulent remettre le pays en état de marche continuent à s’opposer, dans les urnes comme au sortir des urnes. Mais précisément les atouts importants des uns et des autres, et même les convergences réelles qu’ils font mine de gommer pour mieux rassembler leurs partisans respectifs, sont bien réels.
La Confrérie comme la junte sont en effet d’accord pour restaurer partout l’ascendant politico-idéologique de l’Égypte ; les deux entités sont aussi d’accord pour vider progressivement la place Tahrir de toute nouvelle velléité de démonstration anarchique ; elles convergent enfin pour maintenir a minima l’alliance américaine. Sur ce programme minimal, soutenu activement par la diplomatie américaine, il existe d’ores et déjà suffisamment de convergence pour transformer l’affrontement constitutionnel actuel en processus de marchandage organisé. À l’issue de ce bras de fer, les islamistes égyptiens auront besoin d’un État fort et de l’armée pour continuer à exister comme puissance régionale, et une armée confortée dans son autonomie pourra parfaitement supporter une Égypte de la charia.
Un compromis presque semblable est en train de se faire jour en Iran. La mort dans l’âme, le guide de la révolution, Khamenei, a entrepris lentement la descente vers une négociation internationale sur le nucléaire. À l’heure où l’incendie menace de carboniser les acquis de la renaissance chiite au Liban (l’ascendant politico-militaire du Hezbollah) et la stabilité d’un gouvernement irakien, de plus en plus proche de Téhéran mais de plus en plus éloigné d’une moitié du peuple, il serait déconseillé au régime de Téhéran d’entrer dans une nouvelle phase d’affrontement international avec les États-Unis et Israël, d’autant plus qu’une médiation russe, parallèle à l’engagement de Moscou en Syrie, serait prête, dans ces conditions, à venir étayer le régime vacillant. Mais, comme au Caire, un tel tournant stratégique implique un début de réconciliation avec « l’opposition verte », ces démocrates et semi-démocrates grands vainqueurs de l’élection présidentielle de 2009, précurseurs à leur manière du grand vent de démocratisation régionale et plus que jamais détenteurs d’une légitimité populaire qui englobe même une part conséquente des autorités religieuses.
Reste le Maroc dont nous avons déjà parlé abondamment. De tous les États confrontés à la crise de 2011, le Maroc aura été le seul à réussir d’emblée le «compromis historique» que les autres cherchent encore à provoquer, quand leur refus sectaire n’aura pas entraîné leur faillite définitive. La perestroïka marocaine permet en effet d’associer, sans pour autant lui céder quoi que ce soit, un courant islamiste de plus en plus tenté par la démocratie et un État pluriséculaire sérieux qui n’a cessé depuis dix ans d’enchaîner les succès économiques.
Certes, tout n’est pas fini. Mais faisons un rêve: un Iran engagé dans la désescalade, une Égypte enfermée pour l’instant dans ses frontières avec une démocratie qui résulte de l’équilibre de ses deux grandes forces pourtant non démocratiques et un Maroc pleinement démocratique dont l’hégémonie intellectuelle peut très rapidement prévaloir dans tout le Maghreb en quête d’identité, ce ne sont là nullement les rêves d’un optimiste délirant.
ALEXANDRE ADLER