Qui détient vraiment le pouvoir en Algérie ?
Depuis l’indépendance de l’Algérie, en 1962, cette question est primordiale. Le pouvoir algérien est une organisation complexe et opaque qui, depuis l’indépendance, s’articule autour de trois pôles : le haut commandement militaire, les services secrets et une apparence de pouvoir civil. Depuis toujours, le vrai pouvoir, le pouvoir de décision, appartient aux militaires, même si ces derniers détestent apparaître au grand jour. La guerre civile de la décennie 90 a quelque peu changé cette donne en obligeant la poignée de généraux de l’armée ou des « services » - que les Algériens les ont longtemps appelé « les décideurs » - à apparaître davantage sur la scène puisqu’ils dirigeaient l’offensive contre les islamistes.
Quelques généraux en activité ou en retraite arbitrent les conflits d’intérêts entre les différents clans et gèrent les circuits d’affaires. Le deuxième pôle, c’est le DRS (Département de renseignement et de sécurité), les services secrets héritiers de l’ex-Sécurité Militaire. Cette police politique est la vraie colonne vertébrale du régime, un Etat dans l’Etat qui n’est soumis à aucun contrôle et constitue un redoutable instrument de contrôle de la société. Alors que ces « services » sont théoriquement dépendants de l’armée, on ne sait plus aujourd’hui qui contrôle qui. La politique du « tout sécuritaire » menée pendant la guerre civile a permis au DRS et à son chef, le général Toufik Médiène d’accroître encore leur influence et leur pouvoir. Enfin, une apparence de pouvoir civil - le FLN, l’ex-parti unique hier, le président aujourd’hui – ne sert qu’à masquer ce pouvoir réel. Le président gère les affaires courantes. Cela ne veut pas dire qu’il n’a aucun pouvoir : il signe - ou pas - les décisions, nomme des gens, demeure l’interlocuteur privilégié des partenaires étrangers du pays…Mais ce n’est pas lui qui prend les décisions fondamentales même si il a toujours la possibilité de les bloquer. Le fait que quatre présidents se soient succédés entre 1991 et 1999, date de l’arrivée au pouvoir de Bouteflika - qui y est toujours – et qu’aucun n’ait terminé son mandat montre que le chef de l’Etat est de fait interchangeable.
Il existe un véritable fossé entre les richesses en hydrocarbures et la pauvreté généralisée. Est-ce que ce sont les ingrédients principaux de la contestation ?
Le paradoxe de l’Algérie, c’est qu’il s’agit d’un pays immensément riche qui exhibe 150 milliards de dollars de réserves de change grâce aux hydrocarbures mais dont la population est, pour une grande partie, terriblement pauvre. Les années post-indépendance au cours desquelles le président Houari Boumédiène a acheté la paix sociale (médecine, école gratuite, administration pléthorique) sont loin… Aujourd’hui, il existe un véritable gouffre entre le pays officiel et sa classe de nouveaux riches qui font penser aux nouveaux riches russes et les difficultés quotidiennes d’une société dont des pans entiers meurent de faim et dont le taux de chômage réel atteint 30% à 35%. Sans travail, sans aucune perspective, des centaines de jeunes Algériens risquent leur vie pour rejoindre l’Europe à bord d’embarcations de fortune. L’Algérie a par ailleurs accumulé un grave déficit dans les grands travaux d’infrastructures qu’elle tente de résorber depuis quelques années. C’est ce qui explique notamment les pénuries d’eau qui étaient jusqu’à récemment encore le cauchemar des Algériens. L’insuffisance de logements sociaux est dramatique et nombre d’émeutes sont liées aux opérations de relogement. Plus d’un million de déplacés de la guerre civile est en outre venu grossir les bidonvilles qui existaient déjà en périphérie des villes. Cette situation est évidemment à l’origine de revendications sociales fortes et des grèves quasi quotidiennes. Mais on aurait tort de croire que c’est la seule raison de la colère populaire même si le pouvoir s’évertue à vider la contestation de tout contenu politique. Le refus de la Hogra, ce mépris teinté d’injustice sociale dans lequel les autorités tiennent la population est tout aussi fondamental sinon plus. L’exigence de dignité et les revendications démocratiques sont des moteurs essentiels de la contestation. Au même titre que l’absence de légitimité du pouvoir. Il faut se souvenir que lors des émeutes d’octobre 1988, les jeunes manifestants scandaient déjà « Nous sommes des hommes, nous sommes des hommes ». Ces émeutes n’étaient pas des émeutes de la faim, les Algériens y exigeaient libertés et dignité bien avant les révolutions arabes de cette année.
La contestation sociale qui touche l’Algérie est-elle analogue aux contestations qui ont touché la Tunisie et l’Egypte par exemple ? Les Algériens ont les mêmes raisons de se révolter que les Tunisiens, les Egyptiens, les Syriens, les Yéménites ou les Libyens. On a d’ailleurs tendance à oublier que les émeutes qui ont ébranlé toute l’Algérie en octobre 1988, entraînant la fin du parti unique et le multipartisme ont été une sorte de révolution. Les autorités ne se privent d’ailleurs pas d’utiliser de manière perverse 1988 pour expliquer que l’Algérie n’a pas de raison de se révolter puisqu’elle a « déjà fait sa révolution ». Mais elles oublient de dire qu’elles ont rapidement mis fin à cette ouverture démocratique avec le coup d’Etat de 1991.
Le président Abdelaziz Bouteflika, au pouvoir depuis 1999 est-il directement visé par les manifestations ? Pourrait-il être renversé à terme ?
En Algérie, les manifestants ne demandent jamais la démission du président. Lors des émeutes ou des troubles sociaux qui éclatent quasi-quotidiennement dans le pays depuis des années et qui peuvent durer deux heures ou deux jours, les revendications sont très « basiques » : on réclame de l’eau, des logements sociaux, des routes goudronnées… Les Algériens connaissent trop bien leur pays pour ignorer que le Président ne détient pas le pouvoir réel, que son départ ne règlera rien et que le problème, c’est de changer le système tout entier, DRS compris. Ces dernières semaines, on a eu l’impression qu’on tentait d’identifier le pouvoir au président Bouteflika comme si on voulait inciter la rue à demander son départ. Il serait assez confortable pour le DRS et le haut commandement militaire d’empêcher la contestation de trop grandir en « sacrifiant » un président dont la rue demanderait le départ ! Le problème, c’est que si cela peut faire illusion sur la scène internationale, les Algériens ne sont pas dupes et qu’un éventuel départ de Bouteflika avant la fin de son mandat prévu en 2014 ne calmera en rien le mécontentement profond qui existe dans le pays.
La tentative du président Bouteflika à faire des promesses de révision de la constitution pour faire taire la colère populaire, tout en réprimant toutes les manifestations, suffira-t-elle à éviter la radicalisation de ces dernières ?
Le régime algérien a toujours été mû et lié par un seul objectif - garder le pouvoir à tout prix - et par une même peur - refus d’un processus électoral libre et de la rue. Il est du coup de plus en plus inquiet, pour ne pas dire paniqué de voir que les régimes arabes amis et les plus verrouillés - Libye, Yémen, Syrie - ne sont pas épargnés par la contestation. Son problème est donc d’anticiper pour échapper à ce sort. Compte tenu de l’opacité dans laquelle il baigne et dans laquelle se règlent les conflits au sommet de l’Etat, il est difficile de savoir comment il va s’y prendre pour faire une ouverture crédible tout en restant totalement maître de la situation, condition sine qua non à ses yeux d’une telle initiative. Bouteflika fait savoir qu’il va réviser la Constitution. Mais ce n’est pas en annonçant la dissolution factice d’institutions qui seront remplacées aussitôt par leurs clones ou en donnant plus de pouvoir au Président, ce qu’il tente de faire quasiment depuis son arrivée au pouvoir en 1999, que le mécontentement diminuera… Pour casser dans l’œuf la contestation, le pouvoir sait par ailleurs que les augmentations de salaires qu’il distribue actuellement surtout à Alger risquent de ne pas suffire. Pilotera-t-il alors lui même une grande réforme pour être sûr d’en garder la maîtrise ? Et si oui avec quel homme ? C’est le défi majeur auquel il est confronté actuellement.
La guerre civile qui a frappé l’Algérie de 1991 à 2002 peut-elle expliquer ce qui semble être une certaine appréhension des Algériens à manifester ?
La crise algérienne s’inscrit évidemment dans le cadre des crises en cours dans le monde arabe et il faut tenir compte du facteur majeur qu’est l’imprévisible. Pour autant, des manifestations de masse ne semblent pas, à court terme, l’hypothèse la plus probable. Les Algériens sortent à peine d’une décennie d’une guerre civile atroce qui a fait 200 000 morts et 15 000 disparus. Ils redoutent un processus qui pourrait déclencher un nouveau cycle de violences. D’autant que même si le régime est devenu expert en gestion de la répression et d’étouffement de tout mouvement populaire par la manipulation, nul ne peut exclure que l’armée tire à nouveau. Bien sûr, on peut penser qu’elle préfèrera ne pas en arriver là pour éviter toute pression et condamnation internationale, elle qui redoute plus que tout qu’on lui demande des comptes sur les exactions commises pendant la sale guerre des années 90. Mais personne n’a oublié qu’en octobre 1988, elle a tiré pour la première fois sur la foule faisant 500 morts. Ce refus de la population de sombrer dans de nouvelles violences n’explique pas tout. Au sortir de la guerre civile, les Algériens sont à la fois fatigués et lucides. Ils ne cachent ni leur lassitude ni leur rejet des élections truquées ou de certaines élites dites démocratiques mais qui ont « couvert » toutes les exactions des militaires au prétexte de sauver l’Algérie du danger islamiste. Ils n’ont donc aucune envie de s’embarquer à l’aveuglette dans n’importe quelle aventure. Depuis une indépendance qu’ils estiment « confisquée », ils sont allés de déconvenues en déconvenues démocratiques. La révolte de 1988 avait donné naissance au pluralisme politique. Mais l’ouverture n’a pas duré. En janvier 1992, les généraux ont utilisé la menace islamiste pour siffler la fin de la partie. Contraignant le président Chadli à démissionner, ils ont annulé le premier scrutin législatif pluraliste de l’histoire du pays remporté par les islamistes, déclenchant plus d’une décennie de guerre dont les civils ont payé le prix fort. Dix neuf ans d’état de siège ont étouffé toutes les libertés. Et sa récente levée change peu de choses puisqu’elle s’accompagne d’une ordonnance confiant à l’armée « les missions de sauvegarde hors des situations d’exception » ! Quant à ceux qui ont voulu croire en 1992 que, même porté à la présidence par l’armée, Mohammed Boudiaf, opposant notoire au régime et l’un des chefs historiques de la révolution, pourrait faire évoluer les choses, ils ont vite déchanté : il sera assassiné en direct à la télévision six mois après son intronisation… Aujourd’hui, les Algériens ne croient plus aucun discours, ils ont une méfiance telle à l’égard du politique qu’ils ne sont pas prêts à s’embarquer n’importe comment dans n’importe quelle aventure et derrière n’importe qui. Mais cette lucidité ne signifie pas que la société ne bouillonne pas, que les jeunes ne s’organisent pas ou qu’il n’existe pas un mécontentement très profond dans le pays qui s’exprimera à coup sûr. Mais pas forcément comme dans les autres pays de la région.