«Ils ont des avions mais pas d’aviation, des militaires mais pas vraiment une armée moderne et performante.» Ce jugement, lapidaire sans doute, fait par un spécialiste à propos d’un document interne de l’OTAN – un “non paper” si l’on préfère – témoigne bien de l’état actuel de l’ANP (Armée nationale populaire) algérienne. Pourtant, cette armée est pratiquement le pôle central du système politique depuis près d’un demi-siècle.
Au cœur du pouvoir, elle enrichit la typologie traditionnelle des régimes latino-américains des décennies écoulées – celles des années soixante et soixante-dix surtout – en offrant une variante éligible, elle, à la décolonisation africaine et arabe.
Achats d’armes diverses
La rhétorique, fût-elle “progressiste” un temps, n’est qu’un paravent d’un régime dont le principe génétique reste militaire, corrompu et même mafieux. On se reportera au besoin au livre de l’ancien vice-président de la SONATRACH, Hocine Malti, dont MHI a rendu compte dans son n°898 du 10 au 16 septembre 2010.
Revenons donc à cette armée. Quels traits présente-t-elle aujourd’hui? Dans quel état se trouve-t-elle? Et enfin pour quelles missions?
Pléthorique, l’ANP est-elle vraiment professionnelle? Le document en doute fortement, et relève que son degré de préparation tactique et opérationnelle s’est sensiblement dégradé et que sa professionnalisation est toujours en chantier. Ce texte ne retient comme “professionnels” que les quelque 60.000 “Ninjas” formés par les généraux Lamari et Boughaba.
Quant à son équipement, il est tout aussi problématique. Si son armement couvre une large palette – des missiles longue portée S 320 aux avions Sokhoï et Mig 29 – il pèche par le sous-équipement des avions en radars et la sous-qualification des pilotes.
L’Algérie s’emploie à diversifier ses achats d’armes. Ainsi, elle s’équipe auprès de la Russie; de la Chine (tant en avions, chars, missiles, frégates); de l’Afrique du Sud (petits chars contre la guérilla et pour la répression anti-émeutes, armement léger et moyens de transmission); du Brésil, avec le montage d’une usine à Blida de fabrication de blindés porte-missiles et de jeeps.
Intervension intra-muros
Avec Washington, l’Algérie a signé récemment, à l’occasion de la visite du sous-secrétaire d’Etat adjoint à la Défense, des accords militaires sur la formation, l’achat de radars, l’organisation de manœuvres conjointes ainsi que sur des facilités de ravitaillement de l’US-Army à Mers El Kébir, près d’Oran, qui est l’une des plus importantes bases aéronavales de la Méditerranée.
Sur la frontière mauritanienne, une base militaire a été installée à Illisy, forte de 400 hommes, pour collecter et analyser les informations sur le terrorisme dans la région. Cette base est en liaison directe avec des avions espions américains survolant la région à partir des bases italiennes ou des porte-avions de la VIème flotte US.
L’aviation algérienne compte près de 450 appareils (Mig 29 et Sokhoï). Elle veut aussi acquérir des avions italiens et britanniques. En octobre 2010, une délégation de militaires algériens a séjourné aux Etats-Unis pour formuler des demandes d’achat d’avions F 16.
Défaite cuisante
L’armée de terre totalise quelque 180.000 hommes, mais seuls 60.000 d’entre eux sont réellement opérationnels. Elle compte 1.200 chars T 72 russes et chinois ainsi que des milliers de canons de divers calibres. Mais l’entraînement des effectifs qui y sont dédiés est jugé “très insuffisant” par le document de l’OTAN. Alger a aussi acheté des AK 49 et des lunettes de nuit de l’Afrique du sud et de la Corée du Sud. Elle dispose de frégates russes et portugaises avec 5 mini sous-marins.
L’armée navale, dirigée jusqu’au début de l’année 2010 par le général Ghodban, a engagé un processus de modernisation avec des manœuvres fréquentes tant avec les USA qu’avec l’OTAN.
D’après un major de l’industrie militaire russe, l’Algérie se hisse au premier rang africain, avec 35% des achats d’armement, devançant, ainsi, l’Afrique du Sud qui rafle, quant à elle, 27%.
L’Algérie est également en passe de dépasser la Chine et devenir le premier client de Moscou à l’échelle mondiale, Selon le Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI).
Quant à son opérationnalité, elle est tout aussi sujette à caution. Hormis la “Guerre des Sables” en octobre 1963 avec le Royaume, et qui s’est soldée par une défaite cuisante pour elle, l’ANP ne s’est jamais illustrée sur des théâtres extérieurs. Elle est surtout tournée sur l’intervention intra-muros, déclinée au cours des décennies écoulées autour de plusieurs séquences: sédition du colonel Chaâbani, commandant de la Vème région militaire (Béchar) et répression de la révolte kabyle en 1963, lutte antiterroriste depuis 1991. Les militaires dits professionnels sont ainsi mobilisés depuis deux décennies dans une guerre interne et pas du tout préparés à une éventuelle confrontation avec une autre armée.
Luttes intestines
Tout le système d’articulation et de fonctionnement pâtit de cette situation. Ni la logistique ni le format des structures internes ne sont au niveau d’une politique de défense conséquente dans ce domaine.
A cela, il faut ajouter de gros problèmes de gouvernance. Si le président Bouteflika est le chef suprême de toutes les forces armées et responsable de la Défense nationale en vertu de ses pouvoirs constitutionnels, il est établi que l’exercice effectif de ses attributions est moins simple qu’il n’y paraît au regard des textes. Fait président par l’armée, il n’a pas pu échapper –malgré tant de velléités et de manœuvres– à la capacité de régulation, d’arbitrage et d’influence des généraux de ce corps.
Le noyau dur de cette junte n’est autre que le Département Renseignement et Sécurité (DRS), l’ex-Sécurité militaire, dirigé par le général major Mohamed Médiène, dit Tewfik. À ce sujet, le document de l’Otan fait ainsi état de «graves problèmes internes» liés au fait que certains officiers généraux s’accommodent mal de la place et de la gestion directive du DRS. Comme l’ex-KGB de l’Union soviétique, le DRS est une machine tentaculaire qui tourne et qui a une fonction première dans le processus de prise de décision et le contrôle de son déploiement.
Quant à l’institution militaire elle-même, elle est minée par des luttes intestines et des maux qui la rongent : extension de la consommation de la drogue dans les casernes, corruption, clientélisme et régionalisme, trafic d’armes... Rien d’étonnant que l’armée algérienne soit démotivée et accuse un déficit de commandement et, plus globalement encore, de gouvernance.
Le “cannibalisme” des généraux dans le monde des affaires et de la corruption constitue un facteur supplémentaire de crise morale et de défiance à l’égard de l’establishment militaire, surtout que la sociologie des militaires de base se distingue par leur origine rurale et périurbaine.
On retrouve là, avec des traits surlignés, les contradictions de la société algérienne actuelle, marquée par des processus clivants entre l’inclusion des nantis et l’exclusion des autres. L’institution militaire, telle qu’en elle-même, loin de promouvoir le brassage social, ne fait que générer et conforter un système où la rente –des hydrocarbures et autres secteurs– est accaparée par les décideurs militaires et leurs gestionnaires civils.
Recherche de prestige
Le surarmement continu de l’Algérie répond à deux préoccupations liées entre elles. La première est commerciale et financière: plus il y a de contrats et plus les commissions versées et leur lot de “rétro-commissions” sont importantes. Les 7,5 milliards d’euros de contrats signés dernièrement avec Moscou s’inscrivent dans cette même ligne et recoupent les mœurs bien connues du Kremlin. L’opacité qui les entoure fait ainsi l’affaire des deux contractants… Quant à la seconde préoccupation, elle participe d’une recherche effrénée de prestige. La culture politique et diplomatique des officiels d’Alger reste historiquement datée, tablant sur un armement dont la dimension est bien au-delà des stricts besoins de la Défense nationale.
Mais, sérieusement, qui menace l’Algérie d’invasion aujourd’hui? Bouteflika et la junte militaire sont en manque de reconnaissance internationale. Ce déficit, ils s’emploient à tenter de le combler par la projection d’une politique de puissance régionale avec laquelle il faut compter. Le message s’adresse aux grandes puissances: Etats-Unis, France, Espagne.
Mais il vise aussi les pays de la région. A telle enseigne qu’Alger s’échine à briguer le statut du leadership dans la lutte antiterroriste dans l’espace sahélo-saharien. Ce qui explique au passage ses contentieux avec le Mali, pourtant plus exposé à cet égard mais aussi son refus obstiné que le Maroc ait la place qui lui revient dans le dispositif régional.
Brevet de légitimité
A la suite des attentats du 11 septembre 2001, Alger a tout fait pour faire valider sa lutte antiterroriste depuis la décennie quatre-vingt-dix dans la stratégie globale de Washington. Elle a ainsi valorisé, en termes opérationnels et géostratégiques, son rôle dans la région pour offrir à ses diplomaties un nouveau terrain de déploiement et de mobilisation. Dans cette même ligne, elle mettait en équation, en l’évacuant pratiquement, la tare rédhibitoire du régime: son déficit de légitimité démocratique.
Opération globalement réussie, il faut en convenir, puisque plus personne n’interpelle Alger sur la situation des droits de l’Homme ou sur un état d’urgence –qui est un état d’exception– proclamé depuis janvier 1992. Que l’on sache, une telle situation ne paraît préoccuper ni l’administration démocrate de Barack Obama, ni le Parlement européen, ni les “réseaux” bien connus qui sont les défenseurs autoproclamés des libertés.
En se proclamant garante de la sécurité au dedans, l’armée s’octroie un brevet de légitimité dont elle tire abondamment profit pour marginaliser, sinon discréditer les acteurs politiques existants ou potentiels pouvant lui contester ce statut.
A l’égard du Maroc, les préventions sont connues. Les généraux d’Alger savent que les FAR sont la seule armée régionale qui est créditée d’un niveau opérationnel reconnu par les chancelleries occidentales. Ils savent que l’armée chérifienne a fait ses preuves dans de nombreux théâtres d’opération extérieurs, qu’elle a montré ses compétences et son professionnalisme lors d’exercices et de manœuvres conjoints avec les armées de l’OTAN et des Etats-Unis; qu’elle est engagée dans des processus de modernisation et d’opérabilité avec des armées du Sud de l’Europe (Espagne, Portugal), et qu’elle dispose d’équipements logistiques équivalents à ceux de la France et de l’Italie.
Processus de modernisation
De quoi attester de la supériorité des FAR. Ce qui justifie cet aveu fait par Bouteflika à un responsable américain en 2007 et qui a été rapporté par Wikileaks dans un télégramme secret du Département d’Etat américain: «Je ne ferai pas la guerre au Maroc…». Le président algérien sait bien quel est l’état des forces. Mais il n’ignore pas non plus que le Royaume ne menace pas l’Algérie, pas plus qu’un autre pays d’ailleurs. Pour Alger, les risques sont ailleurs. Tel celui lié à un contentieux territorial avec la Libye dans une zone frontalière d’ailleurs avec la Tunisie où se trouve une nappe phréatique estimée à 150 milliards de M3 d’eau. Ce qui explique que le gros des troupes algériennes se trouve plus à l’Est qu’à l’Ouest…
M. Sehimi