Politiquement, c'était un coup de maître. Non seulement cette décision précipitait les événements, avant que l'Assemblée générale des Nations Unies ait eu le temps d'examiner les recommandations de la C.I.J. ou de la Mission de l'O.N.U., mais elle exerçait une pression déterminante sur l'Espagne.
Au sein même du Maroc, elle ravivait l'atmosphère de djihad que le roi faisait régner sur son peuple depuis l'été 1974. Le peuple marocain fut littéralement séduit pas l'idée, et dans les trois jours qui suivirent le discours du roi, 362.000 Marocains se présentèrent pour s'inscrire à la Marche. Vers le 21 octobre, ils étaient 524.000.A Madrid, le gouvernement espagnol fut consterné par le discours du roi Hassan, mais ne se détourna pas, du moins dans un premier temps, de son projet de référendum et de délégation de pouvoirs à un gouvernement sahraoui dirigé par le Front Polisario. Le Conseil des Ministres se réunit, sous la présidence du général Franco, le 17 octobre, pour examiner le nouveau défi lancé par le Maroc, et décida de demander la réunion du Conseil de Sécurité de l'O.N.U. Cette requête fut déposée le lendemain à New York par l'ambassadeur de l'Espagne à l'O.N.U., Jaime de Piniés.
Là, le 26 octobre, ils eurent d'autres discussions avec le général Gomez de Salazar, tandis que plusieurs milliers de Sahraouis venus du quartier populaire de Colominas se massaient dans le centre de la ville en arborant des drapeaux du Front Polisario. Les manifestations se poursuivirent pendant deux jours. "A la fin", dira Gômez de Salazar en évoquant ces dernières semaines de gouvernement espagnol, "le Front Polisario représentait le peuple sahraoui. La Djemaa avait perdu de son prestige, et c'était le Front Polisario qui façonnait la politique du peuple sahraoui".
Quant au Roi Hassan, il fut consterné par le concert de protestations émanant du Sahara occidental contre son projet de Marche. Donc, le 23 octobre, il lança à la radio un appel à "ses fidèles sujets du Sahara", en leur promettant de leur pardonner leurs erreurs passées. "Tous ceux qui se sont rangés du côté de l'Espagne ou ceux qui ont pris le parti du soi-disant "Front de libération" ont été tout simplement leurrés", déclara-t-il. "Revenez donc sur le bon chemin".
Plus de 500.000 Marocains se déclarèrent volontaires pour participer à la Marche verte, de sorte que les autorités de Rabat résolurent finalement de tirer au sort les marcheurs. Le 21 octobre, un premier contingent de 20.000 personnes partit en un convoi d'autocars et de camions de Ksar es-Souk, province pauvre de l'est du Maroc. Il arriva deux jours plus tard à Tarfaya, où un immense campement se formait peu à peu, à environ 25 kilomètres de la frontière du Sahara occidental, à mesure que les groupes de marcheurs arrivaient de toutes les provinces du Maroc.
L'armée de l'air marocaine parachuta aux marcheurs des sacs de blé à Tarfaya, à l'aide des avions de transport C-130 que les Etats-Unis venaient juste de lui livrer, et comme il n'y avait pas de source d'eau fraîche à Tarfaya, il fallut apporter du nord, 23.000 tonnes d'eau, ainsi que 17.000 tonnes de victuailles et 2.590 tonnes de fuel. D'après le ministère des finances marocain, l'opération coûta 80 millions de francs français, mais les frais indirects furent probablement beaucoup plus élevés.
A Tarfaya, les marcheurs étaient soumis à une discipline militaire et se nourrissaient de pain et de sardines en boîtes.
Mais malgré ces conditions difficiles et les tempêtes de sable qui balayaient fréquemment le camp, il y régnait une atmosphère de vacances.
La plupart des marcheurs étaient des gens très pauvres. Nombre d'entre eux étaient des ouvriers agricoles saisonniers venus de la campagne, ou des jeunes chômeurs des villes. Là, on leur fournissait gratuitement de la nourriture et des cigarettes, et beaucoup d'entre eux vivaient bien mieux ici que chez eux. Certains, croyant qu'ils faisaient route vers une terre promise, étaient arrivés à Tarfaya avec toutes leurs modestes richesses, dans l'espoir de pouvoir s'installer au Sahara occidental à l'issue de la marche.
Pour Madrid, ce défi ne pouvait pas tomber à un plus mauvais moment. Le général Franco, qui était maintenant âgé de 82 ans, tomba malade pendant le conseil des ministres du 17 octobre, et il fut victime de plusieurs crises cardiaques entre le 21 et le 24 octobre. Bien qu'il eût condamné la marche marocaine et demandé à l'O.N.U. de l'empêcher, le gouvernement commença à perdre son sang froid en voyant approcher le jour J qui devait voir les marcheurs franchir la frontière. Cahoté par des pressions contradictoires et divisé sur l'attitude à adopter, le gouvernement de Carlos Arias Navarro s'empétra dans cette crise qui s'aggravait de plus en plus, en l'absence du vieux caudillo qui gisait dans le coma à l'hôpital La Paz de Madrid, luttant contre la maladie qui devait lui être fatale.
Les officiers de l'armée espagnole en poste au Sahara qui, comme le général Franco, étaient attachés à la notion paternaliste de mission coloniale de l'Espagne, furent scandalisés à l'idée que l'on puisse céder au Maroc.
Le général Franco aurait probablement émis lui aussi des doutes sur l'opportunité de céder à la pression du Maroc, mais puisqu'il était maintenant dans le coma, il ne jouait plus aucun rôle sur le plan politique.
Les officiels espagnols savaient que, si le conflit avec le Maroc dégénérait en guerre, les forces marocaines ne feraient pas le poids face à la force aérienne et à l'armée espagnole, nettement plus nombreuse et mieux équipée. Les forces armées espagnoles comptaient 302.000 hommes, soit cinq fois plus que les F.A.R. qui n'en avaient que 61.000, et l'armée de l'air de l'Espagne possédait deux fois plus d'avions de combat.
Quelque 20.000 soldats espagnols, y compris les régiments d'élite de la Légion Etrangère, étaient postés au Sahara occidental, sans parler des milliers de troupes aux Iles Canaries. Mais les conséquences d'un affrontement militaire avec le Maroc sur le plan de la politique espagnole intérieure, pendant que le général Franco était sur son lit de mort, seraient incalculables, estimaient les membres du gouvernement d'Arias Navarro. La population espagnole n'était pas disposée à accepter une guerre, et si un conflit éclatait, l'Espagne se verrait exposée aux représailles diplomatiques et économiques du monde arabe.
On discutait donc âprement sur la question de parvenir au meilleur compromis possible avec le roi Hassan, en tirant parti des concessions qu'il semblait prêt à faire au sujet des intérêts de l'Espagne dans les ressources hallieutiques et phosphatières du Sahara occidental, ainsi que de l'occupation espagnole de Ceuta et Melilla. Mais d'autres, comme Piniés, étaient d'avis que la conciliation ne ferait qu'encourager le roi à tenter à nouveau sa chance plus tard à Ceuta et Melilla, en faisant fi des concessions promises. Il saurait ainsi que "l'intimidation paye", écrivit-il dans une lettre adressée le 27 octobre à Arias Navarro.
Cependant, les soldats espagnols avaient déjà commencé à se retirer des petits avant-postes isolés du territoire. Le 30 octobre, on apprit de source militaire à El-Aïoun que des troupes s'étaient retirées des zones de Mahbes, Jdiriya et Haousa, ne laissant aucune présence espagnole à l'est de Smara. Simultanément, la garnison espagnole du petit port de pêche de La Guëra sur la péninsule du Cap Blanc fut évacuée, et début novembre, les forces militaires espagnoles étaient concentrées dans un triangle stratégique proche de la côte, délimité au nord par Daora, à l'est par Smara et au sud par Villa Cisneros.
Les guérilleros du Front Polisario prirent très vite le contrôle des avant-postes évacués par les Espagnols. Ainsi, ils occupèrent La Guëra le 2 novembre. Mais le colonel Dlimi avait également trouvé là une opportunité de pénétrer avec des troupes sur le territoire, sans risquer d'affrontements avec l'armée espagnole, dans le but de détourner l'attention du Front Polisario de la Marche verte.
A l'insu des journalistes du monde entier qui arrivaient en masse à Tarfaya, des unités des F.A.R. franchirent la frontière à environ 160 kilomètres à l'est le 31 octobre, et se dirigèrent vers Jdiriya, Haousa et Farsia, trois des avant-postes évacués par l'armée espagnole.
Les guérilleros du Front Polisario opposèrent une résistance farouche mais finalement vaine aux troupes marocaines envahissant le territoire. Les premiers coups de feu de la longue guerre entre le Front Polisario et le Maroc venaient d'être tirés.
Les forces armées espagnoles ne firent aucune tentative pour arrêter les combats et le gouvernement de Madrid ne protesta même pas, tout au moins publiquement, auprès de Rabat contre la violation de la frontière du Sahara occidental par les troupes marocaines.
Carro Martinez prit l'avion pour Agadir où il rencontra le roi Hassan, qui accepta d'ordonner aux marcheurs de revenir au Maroc, à condition que toutes dispositions soient immédiatement négociées à Madrid pour la cession du Sahara occidental.
"Notre Marche a réalisé ce que nous-mêmes et nos amis attendions d'elle. C'est pourquoi, Cher Peuple, nous nous devons de revenir à notre point de départ pour traiter les affaires avec d'autres méthodes et des procédés nouveaux". Tel fut le message que le roi adressa le lendemain par radio au peuple marocain. Ces instructions furent un véritable choc pour les marcheurs campant à Oum Deboaa, qui avaient espéré marcher jusqu'à El-Aïoun.
Mais le choc fut plus grand encore pour les 150.000 volontaires qui attendaient encore à Tarfaya le moment de franchir la frontière. Le retrait des marcheurs d'Oum Deboaa commença le 10 novembre, tandis que le roi Hassan quittait Agadir pour retourner à Marrakech. "Il y a entente et un accord est en vue", annonça Benhima aux centaines de journalistes venus "couvrir" la Marche verte.
Une délégation marocaine partirait pour Madrid "dans 24 ou 48 h" et, pendant ce temps, "les marcheurs resteraient à Tarfaya", de sorte que si les négociations échouaient, " les 350.000 Marocains traverseraient à nouveau la frontière. Il vaut mieux" ajouta-t-il d'un ton railleur, "avoir une délégation de 350.000 personnes dans le Sahara qu'une délégation de 40 personnes aux Nations Unies".