Après un premier entretien explosif avec « le Nouvel Observateur », l’ex-capitaine Aboud apporte de nouvelles révélations sur le fonctionnement réel du régime algérien dans « la Mafia des généraux »(*), dont nous publions ici des extraits
Le renversement de Chadli
La destitution du président Chadli Bendjedid était programmée bien avant les résultats des élections législatives [de décembre 1991]. Seule une victoire du FIS [le Front islamique du Salut] pouvait permettre une redistribution des cartes. Exit les petits clans parasitaires, et place à une politique consensuelle entre des hommes qui ont été à la même école: celle de l’armée coloniale. [...]
Le 26 décembre, dès la proclamation de la victoire du FIS, on fait circuler chez tous les officiers une pétition par laquelle ils demandent au président de ne pas organiser le second tour des législatives. La ficelle est un peu grosse. Des lieutenants et des capitaines qui mêlent leur signature à celle des généraux mafieux, c’est difficile à faire admettre. Cela sent le coup tordu. L’initiative avorte. Khaled Nezzar préfère prendre les choses en main personnellement. Il va harceler régulièrement le président de la République, qui lui accorde quatre audiences. Au cours des entretiens avec Chadli, le général Nezzar, parlant au nom de l’armée, lui suggère de démissionner. [...]
Le 11 janvier au matin, Chadli apprend que des blindés de l’armée sont positionnés dans Alger et à sa périphérie. Etonné par ce déploiement de forces et soupçonnant un mauvais coup de ces généraux auxquels il a décerné, il y a quelques mois à peine, de nouveaux galons, il téléphone au commandant de la garde républicaine, le général-major Dib Makhlouf, qui a consacré toute sa carrière dans l’armée algérienne à ses affaires. [...] «Je viens de limoger Khaled Nezzar et je t’ai nommé ministre de la Défense à sa place. Tu vas au ministère et tu donnes ordre aux troupes de rentrer dans les casernes», lui dit Chadli.
A peine a-t-il raccroché que Dib Makhlouf informe Nezzar de la décision du président. La réponse est nette: «Reste à ta place, nous arrivons dans un petit moment.» Une course contre la montre est engagée. Le cabinet noir risque d’être pris de court. Bien qu’il n’ait pas encore écrit la seconde partie de son scénario, intitulée «celui qui remplacera Chadli», il passe à l’action. La première partie, qui met en scène la «démission du président», est réalisée dans la précipitation. Le général Mohammed Touati rédige à la hâte la lettre de démission de Chadli. [...]
Quelques heures plus tard, les généraux Mohammed Lamari, Khaled Nezzar, Dib Makhlouf et Benabbes Gheziel font irruption dans le bureau du président de la République, coupé de ses gardes du corps. Ils usent de méthodes de voyous pour contraindre Chadli à la démission. Lamari lui lance, sur un ton menaçant: «Alors, tu veux nous livrer à la potence? Tu t’entends avec Abdeldaker Hachani [le leader du Front islamique du Salut] sans nous aviser?» Eberlué, ne comprenant rien à ce qui lui arrive, Chadli balbutie quelques mots incompréhensibles. Lamari le prend par le revers de sa veste et le colle contre le mur: «Tiens, c’est ta lettre de démission. Tu vas la lire maintenant devant les caméras, sinon tu connaîtras le même sort que Ceausescu.» Cette scène qu’on croirait sortie d’un film, Dib Makhlouf, tout fier, la raconte depuis à qui veut l’entendre. Ainsi, il se prend pour une personnalité historique qui a démis le président de la République de ses fonctions. Et de quelle manière!
«Jouons la carte Bouteflika»
Après le président démis de force et celui qui a été assassiné en public [Mohammed Boudiaf, en juin 1992], la mafia a encore perdu l’un de ses pantins. Son problème, c’est qu’aucun de ses membres ne peut occuper le devant de la scène. Elle a toujours besoin de la «légitimité» historique d’un «ancien maquisard». Seulement ces maquisards ne sont pas toujours faciles à manipuler. Certains finissent même par réagir. Qui sera le nouveau poulain du clan? Larbi Belkheir, officiellement à la retraite mais cheville ouvrière de l’ombre, leur vend une idée a priori difficile à digérer: «Jouons la carte Bouteflika.» [...]
En septembre 1989, j’ai rencontré Abdelaziz Bouteflika dans la villa située à quelques mètres du palais présidentiel d’El Mouradia, qu’occupait l’opposant marocain Lefkih El Basri, réfugié politique en Algérie. Laissant El Basri plongé dans une conversation passionnante sur la question palestinienne avec Atef Aboubakr, dit Abou Farah, ex-porte-parole du groupe Abou Nidal, j’engageai de mon côté un non moins intéressant entretien avec Bouteflika. Durant plus de deux heures, mon interlocuteur fit le procès du régime en place. Interrogé sur son éventuel retour aux affaires politiques, il me dit dans un arabe châtié: «J’ai exercé le pouvoir lorsqu’il était idolâtré. Mais aujourd’hui, tu vois bien dans quel état il se trouve. Que dire d’un pouvoir qui invite ses ministres à ramasser leurs savates au bout de neuf mois? Aujourd’hui, je suis comme ce footballeur qui a fait son temps et qui regarde les autres jouer depuis les tribunes.»
Bouteflika avait perdu toute ambition de revenir sur le devant de la scène. Le choix de Belkheir a étonné plus d’un observateur et suscité l’opposition de quelques membres du club des onze. Le général Khaled Nezzar est le premier à s’opposer à ce choix. Il manifeste son désaccord publiquement en traitant Bouteflika de «vieux canasson». Lui et certains de ses compagnons voient resurgir leur passé de déserteurs suspects. Un passé que connaît bien le candidat de Larbi Belkheir. Mais ce dernier sait ce qu’il fait. Il a besoin d’un homme crédible sur la scène internationale. Un homme qui puisse ramener les capitaux dont a besoin l’Algérie saignée à blanc par la mafia. Il les déchargera ainsi de la gestion économique du pays. [...] Dans la somptueuse villa de Belkheir, située dans le quartier chic de Hydra où réside toute la nomenklatura algérienne, le marché est conclu en ces termes: «A toi la gestion de l’économie et la politique internationale. A nous les affaires militaires et sécuritaires. Le pays est en état de guerre, tu délègues tes pouvoirs de ministre de la Défense et de chef suprême des forces armées au général Mohammed Lamari, comme l’ont fait tes prédécesseurs.»
A peine le marché conclu, Bouteflika se rend chez Mohammed Salah Yahyaoui, son ancien compagnon dans l’équipe de Houari Boumediene, accompagné de Mohammed Cherif Messaadia [l’ancien chef du FLN] pour lui faire part de la proposition des décideurs et des termes de l’accord. Yahyaoui lui donne un avis très différent de ce qu’il attendait: «S’il y a un changement dont le pays a besoin, c’est bien au niveau du commandement de l’armée. C’est ce que réclame le peuple. Si tu n’as aucun pouvoir sur l’armée, mieux vaut refuser leur proposition.» Bouteflika lui rappelle qu’il s’est déjà engagé avec eux et demande à Yahyaoui d’apporter son soutien à sa campagne électorale. «Niet», dit l’ancien membre du Conseil de la Révolution.
De son côté, Messaadia, toujours de mèche avec le clan mafieux, où il compte en Abdelmalek Guenaïzia un parrain solide, encourage Bouteflika à s’engager à fond. Il y va de son intérêt, puisqu’il lui est promis un retour en force sur la scène politique. Hedi Khediri, l’ancien patron de la police et homme clé du sérail de Chadli, exprime son soutien à Bouteflika et promet une importante contribution financière à sa campagne électorale, de l’ordre de 1 million de dinars. En contrepartie, il veut le poste d’ambassadeur au Maroc. D’autres candidats entrent en course: Mouloud Hamrouche, Mokdad Sifi, Sid Ahmed Ghozali. Tous ces anciens chefs de gouvernement ont de bonnes relations avec certains membres du clan des décideurs et comptent sur l’appui de la mafia. En vain. Leur candidature sera exploitée pour mieux affaiblir Bouteflika. L’élection de celui-ci est brouillée par le retrait de tous les candidats à la dernière minute, sous un prétexte tout indiqué: il y a fraude et les résultats sont connus d’avance. Comme si c’était nouveau en Algérie.
Un mandat à blanc
Ce retrait n’empêche pas la mafia de poursuivre sa manœuvre et de porter Abdelaziz Bouteflika aux commandes du pays, mais celui-ci est désormais dans un sérieux état de dépendance. Il est totalement redevable à ses sponsors, qui n’ont pas annulé le scrutin malgré le retrait des autres concurrents. Le tribun qui a charmé les foules par ses discours de campagne électorale, en dénonçant «la corruption et la mainmise de quinze généraux sur l’économie du pays», se révèle en fin de compte incapable de passer aux actes. Il est surveillé, contrôlé et ligoté par ceux-là mêmes qu’il a dénoncés. Pour mieux verrouiller son environnement, ils placent au siège de la présidence deux hommes influents du clan, les généraux Mohammed Touati et Benabbes Gheziel, en tant que conseillers. Enfin, pour mieux le mettre sous l’éteignoir, on rappelle son sponsor, le général Belkheir, pour diriger le cabinet présidentiel. «Occupe-toi de ton poulain», lui est-il demandé. Bouteflika est neutralisé.
Plus de deux ans se sont écoulés depuis le début de son mandat sans qu’il puisse mettre à exécution un iota de son programme électoral. Bien au contraire. Il prend même à son compte les accords passés avec l’AIS [Armée islamique du Salut, la branche armée du FIS], ce qui lui vaut des critiques virulentes de la presse indépendante. Sa politique de concorde civile, qui n’a pas su tenir compte des complexités du drame algérien, des blessures et des rancœurs accumulées, est un échec lamentable.
En juin 2001, les événements de Kabylie, qui se sont élargis à d’autres régions du pays, ont failli l’emporter à un moment où ses relations avec les décideurs étaient de plus en plus tendues. Sa destitution serait passée comme une lettre à la poste sans la révélation à l’opinion publique internationale du rôle joué par les généraux dans les hautes sphères du pouvoir algérien.
Bouteflika ne sera pas chassé, cette fois-ci, du palais présidentiel, mais la mafia a réussi un grand coup. Il aura fait un mandat à blanc. Au même titre que ses prédécesseurs, il n’a rien fait pour l’Algérie, si ce n’est l’enfoncer davantage dans la crise et le chaos. Malgré ses capacités avérées, il n’a pu échapper à la manipulation. Pour avoir été un otage consentant et éclairé, il est plus blâmable que ses prédécesseurs, avec lesquels la mafia a abusé de la fibre patriotique et du sens de la responsabilité, à un moment où le pays s’enlisait dans une guerre civile qui ne veut pas dire son nom.
© Editions Jean-Claude Lattès.
(*) «La Mafia des généraux» paraît le 20 février aux Editions Jean-Claude Lattès (263 p., 19 €).
Né à Alger, dans le quartier populaire de Bab el-Oued, Hichem Aboud, 47 ans, a été affecté au service de presse de l’armée après avoir obtenu en 1978 le diplôme de l’Institut des Sciences politiques et de l’Information. Transféré ensuite à la division de la Sécurité extérieure (espionnage), il a été chargé de la division Moyen-Orient avant de devenir sous-directeur à la division «évaluation et analyse» des services secrets. Nommé en 1988 chef de cabinet du directeur de la Sécurité militaire, il a quitté l’armée en 1992 pour fonder «l’Authentique» puis «le Libre», deux journaux indociles qui ne survivront pas aux attaques du pouvoir. Il vit aujourd’hui à Paris, où il a décidé de s’exiler en février 1997.
Le renversement de Chadli
La destitution du président Chadli Bendjedid était programmée bien avant les résultats des élections législatives [de décembre 1991]. Seule une victoire du FIS [le Front islamique du Salut] pouvait permettre une redistribution des cartes. Exit les petits clans parasitaires, et place à une politique consensuelle entre des hommes qui ont été à la même école: celle de l’armée coloniale. [...]
Le 26 décembre, dès la proclamation de la victoire du FIS, on fait circuler chez tous les officiers une pétition par laquelle ils demandent au président de ne pas organiser le second tour des législatives. La ficelle est un peu grosse. Des lieutenants et des capitaines qui mêlent leur signature à celle des généraux mafieux, c’est difficile à faire admettre. Cela sent le coup tordu. L’initiative avorte. Khaled Nezzar préfère prendre les choses en main personnellement. Il va harceler régulièrement le président de la République, qui lui accorde quatre audiences. Au cours des entretiens avec Chadli, le général Nezzar, parlant au nom de l’armée, lui suggère de démissionner. [...]
Le 11 janvier au matin, Chadli apprend que des blindés de l’armée sont positionnés dans Alger et à sa périphérie. Etonné par ce déploiement de forces et soupçonnant un mauvais coup de ces généraux auxquels il a décerné, il y a quelques mois à peine, de nouveaux galons, il téléphone au commandant de la garde républicaine, le général-major Dib Makhlouf, qui a consacré toute sa carrière dans l’armée algérienne à ses affaires. [...] «Je viens de limoger Khaled Nezzar et je t’ai nommé ministre de la Défense à sa place. Tu vas au ministère et tu donnes ordre aux troupes de rentrer dans les casernes», lui dit Chadli.
A peine a-t-il raccroché que Dib Makhlouf informe Nezzar de la décision du président. La réponse est nette: «Reste à ta place, nous arrivons dans un petit moment.» Une course contre la montre est engagée. Le cabinet noir risque d’être pris de court. Bien qu’il n’ait pas encore écrit la seconde partie de son scénario, intitulée «celui qui remplacera Chadli», il passe à l’action. La première partie, qui met en scène la «démission du président», est réalisée dans la précipitation. Le général Mohammed Touati rédige à la hâte la lettre de démission de Chadli. [...]
Quelques heures plus tard, les généraux Mohammed Lamari, Khaled Nezzar, Dib Makhlouf et Benabbes Gheziel font irruption dans le bureau du président de la République, coupé de ses gardes du corps. Ils usent de méthodes de voyous pour contraindre Chadli à la démission. Lamari lui lance, sur un ton menaçant: «Alors, tu veux nous livrer à la potence? Tu t’entends avec Abdeldaker Hachani [le leader du Front islamique du Salut] sans nous aviser?» Eberlué, ne comprenant rien à ce qui lui arrive, Chadli balbutie quelques mots incompréhensibles. Lamari le prend par le revers de sa veste et le colle contre le mur: «Tiens, c’est ta lettre de démission. Tu vas la lire maintenant devant les caméras, sinon tu connaîtras le même sort que Ceausescu.» Cette scène qu’on croirait sortie d’un film, Dib Makhlouf, tout fier, la raconte depuis à qui veut l’entendre. Ainsi, il se prend pour une personnalité historique qui a démis le président de la République de ses fonctions. Et de quelle manière!
«Jouons la carte Bouteflika»
Après le président démis de force et celui qui a été assassiné en public [Mohammed Boudiaf, en juin 1992], la mafia a encore perdu l’un de ses pantins. Son problème, c’est qu’aucun de ses membres ne peut occuper le devant de la scène. Elle a toujours besoin de la «légitimité» historique d’un «ancien maquisard». Seulement ces maquisards ne sont pas toujours faciles à manipuler. Certains finissent même par réagir. Qui sera le nouveau poulain du clan? Larbi Belkheir, officiellement à la retraite mais cheville ouvrière de l’ombre, leur vend une idée a priori difficile à digérer: «Jouons la carte Bouteflika.» [...]
En septembre 1989, j’ai rencontré Abdelaziz Bouteflika dans la villa située à quelques mètres du palais présidentiel d’El Mouradia, qu’occupait l’opposant marocain Lefkih El Basri, réfugié politique en Algérie. Laissant El Basri plongé dans une conversation passionnante sur la question palestinienne avec Atef Aboubakr, dit Abou Farah, ex-porte-parole du groupe Abou Nidal, j’engageai de mon côté un non moins intéressant entretien avec Bouteflika. Durant plus de deux heures, mon interlocuteur fit le procès du régime en place. Interrogé sur son éventuel retour aux affaires politiques, il me dit dans un arabe châtié: «J’ai exercé le pouvoir lorsqu’il était idolâtré. Mais aujourd’hui, tu vois bien dans quel état il se trouve. Que dire d’un pouvoir qui invite ses ministres à ramasser leurs savates au bout de neuf mois? Aujourd’hui, je suis comme ce footballeur qui a fait son temps et qui regarde les autres jouer depuis les tribunes.»
Bouteflika avait perdu toute ambition de revenir sur le devant de la scène. Le choix de Belkheir a étonné plus d’un observateur et suscité l’opposition de quelques membres du club des onze. Le général Khaled Nezzar est le premier à s’opposer à ce choix. Il manifeste son désaccord publiquement en traitant Bouteflika de «vieux canasson». Lui et certains de ses compagnons voient resurgir leur passé de déserteurs suspects. Un passé que connaît bien le candidat de Larbi Belkheir. Mais ce dernier sait ce qu’il fait. Il a besoin d’un homme crédible sur la scène internationale. Un homme qui puisse ramener les capitaux dont a besoin l’Algérie saignée à blanc par la mafia. Il les déchargera ainsi de la gestion économique du pays. [...] Dans la somptueuse villa de Belkheir, située dans le quartier chic de Hydra où réside toute la nomenklatura algérienne, le marché est conclu en ces termes: «A toi la gestion de l’économie et la politique internationale. A nous les affaires militaires et sécuritaires. Le pays est en état de guerre, tu délègues tes pouvoirs de ministre de la Défense et de chef suprême des forces armées au général Mohammed Lamari, comme l’ont fait tes prédécesseurs.»
A peine le marché conclu, Bouteflika se rend chez Mohammed Salah Yahyaoui, son ancien compagnon dans l’équipe de Houari Boumediene, accompagné de Mohammed Cherif Messaadia [l’ancien chef du FLN] pour lui faire part de la proposition des décideurs et des termes de l’accord. Yahyaoui lui donne un avis très différent de ce qu’il attendait: «S’il y a un changement dont le pays a besoin, c’est bien au niveau du commandement de l’armée. C’est ce que réclame le peuple. Si tu n’as aucun pouvoir sur l’armée, mieux vaut refuser leur proposition.» Bouteflika lui rappelle qu’il s’est déjà engagé avec eux et demande à Yahyaoui d’apporter son soutien à sa campagne électorale. «Niet», dit l’ancien membre du Conseil de la Révolution.
De son côté, Messaadia, toujours de mèche avec le clan mafieux, où il compte en Abdelmalek Guenaïzia un parrain solide, encourage Bouteflika à s’engager à fond. Il y va de son intérêt, puisqu’il lui est promis un retour en force sur la scène politique. Hedi Khediri, l’ancien patron de la police et homme clé du sérail de Chadli, exprime son soutien à Bouteflika et promet une importante contribution financière à sa campagne électorale, de l’ordre de 1 million de dinars. En contrepartie, il veut le poste d’ambassadeur au Maroc. D’autres candidats entrent en course: Mouloud Hamrouche, Mokdad Sifi, Sid Ahmed Ghozali. Tous ces anciens chefs de gouvernement ont de bonnes relations avec certains membres du clan des décideurs et comptent sur l’appui de la mafia. En vain. Leur candidature sera exploitée pour mieux affaiblir Bouteflika. L’élection de celui-ci est brouillée par le retrait de tous les candidats à la dernière minute, sous un prétexte tout indiqué: il y a fraude et les résultats sont connus d’avance. Comme si c’était nouveau en Algérie.
Un mandat à blanc
Ce retrait n’empêche pas la mafia de poursuivre sa manœuvre et de porter Abdelaziz Bouteflika aux commandes du pays, mais celui-ci est désormais dans un sérieux état de dépendance. Il est totalement redevable à ses sponsors, qui n’ont pas annulé le scrutin malgré le retrait des autres concurrents. Le tribun qui a charmé les foules par ses discours de campagne électorale, en dénonçant «la corruption et la mainmise de quinze généraux sur l’économie du pays», se révèle en fin de compte incapable de passer aux actes. Il est surveillé, contrôlé et ligoté par ceux-là mêmes qu’il a dénoncés. Pour mieux verrouiller son environnement, ils placent au siège de la présidence deux hommes influents du clan, les généraux Mohammed Touati et Benabbes Gheziel, en tant que conseillers. Enfin, pour mieux le mettre sous l’éteignoir, on rappelle son sponsor, le général Belkheir, pour diriger le cabinet présidentiel. «Occupe-toi de ton poulain», lui est-il demandé. Bouteflika est neutralisé.
Plus de deux ans se sont écoulés depuis le début de son mandat sans qu’il puisse mettre à exécution un iota de son programme électoral. Bien au contraire. Il prend même à son compte les accords passés avec l’AIS [Armée islamique du Salut, la branche armée du FIS], ce qui lui vaut des critiques virulentes de la presse indépendante. Sa politique de concorde civile, qui n’a pas su tenir compte des complexités du drame algérien, des blessures et des rancœurs accumulées, est un échec lamentable.
En juin 2001, les événements de Kabylie, qui se sont élargis à d’autres régions du pays, ont failli l’emporter à un moment où ses relations avec les décideurs étaient de plus en plus tendues. Sa destitution serait passée comme une lettre à la poste sans la révélation à l’opinion publique internationale du rôle joué par les généraux dans les hautes sphères du pouvoir algérien.
Bouteflika ne sera pas chassé, cette fois-ci, du palais présidentiel, mais la mafia a réussi un grand coup. Il aura fait un mandat à blanc. Au même titre que ses prédécesseurs, il n’a rien fait pour l’Algérie, si ce n’est l’enfoncer davantage dans la crise et le chaos. Malgré ses capacités avérées, il n’a pu échapper à la manipulation. Pour avoir été un otage consentant et éclairé, il est plus blâmable que ses prédécesseurs, avec lesquels la mafia a abusé de la fibre patriotique et du sens de la responsabilité, à un moment où le pays s’enlisait dans une guerre civile qui ne veut pas dire son nom.
© Editions Jean-Claude Lattès.
(*) «La Mafia des généraux» paraît le 20 février aux Editions Jean-Claude Lattès (263 p., 19 €).
Né à Alger, dans le quartier populaire de Bab el-Oued, Hichem Aboud, 47 ans, a été affecté au service de presse de l’armée après avoir obtenu en 1978 le diplôme de l’Institut des Sciences politiques et de l’Information. Transféré ensuite à la division de la Sécurité extérieure (espionnage), il a été chargé de la division Moyen-Orient avant de devenir sous-directeur à la division «évaluation et analyse» des services secrets. Nommé en 1988 chef de cabinet du directeur de la Sécurité militaire, il a quitté l’armée en 1992 pour fonder «l’Authentique» puis «le Libre», deux journaux indociles qui ne survivront pas aux attaques du pouvoir. Il vit aujourd’hui à Paris, où il a décidé de s’exiler en février 1997.