Barricadés dans leurs appartements grillagés, enfermés dans leurs voitures au milieu d’incessants bouchons de circulation, les Algériens étouffent dans des villes surpeuplées, sans âme, sans culture et sans loisirs.
Privés de sortie à l’étranger, coupés du flux touristique international depuis des décennies, les Algériens tournent en rond dans un pays sale et déglingué.
Les Algériens, un peuple malheureux
Un immense gâchis. C’est l’image que renvoie le pays après 50 années d’indépendance. Un système éducatif sinistré, une économie en panne, un système de santé obsolète et inefficace, un urbanisme chaotique, des habitudes vestimentaires, alimentaires et culturelles mutantes, un environnement de plus en plus pollué et agressif et une société en mal de repères, minée par la violence, l’incivisme et les inégalités sociales. N’en ajoutez pas plus, la coupe est pleine. Tout récemment encore, Fatma Oussedik, professeur de sociologie, évoquait dans El Watan l’existence en Algérie d’un «pessimisme de situation». «Il s’agit, comme l’écrivent les observateurs étrangers, d’un peuple malheureux, confronté à de grandes difficultés quotidiennes : de transport, de logement, de vie de façon générale», analyse-t-elle. Le lien social s’est rompu et la cohésion a volé en éclats, ne cessent de s’alarmer les quelques intellectuels qui veillent encore au chevet de ce pays malade. «Il faut réinventer le lien social et le vivre ensemble», plaidait Mohammed Harbi lors du dernier colloque organisé par El Watan. Oui, mais qu’est-ce que le lien social ?
Le délitement des liens traditionnels et familiaux s’est accéléré avec les nouvelles mutations apparues au sein de la société. Quel meilleur indice : la solidarité familiale traditionnelle a disparu et l’apparition de foyers pour personnes âgées où l’on se débarrasse de ses vieux parents. Les inégalités sociales se creusent et le fossé devient béant entre les classes d’en haut et celles du bas. En un mot comme en cent : le consensus social a éclaté. Le fossé se creuse entre ceux qui ont accès aux écoles privées, aux cliniques privées et aux supérettes où tout est importé et les autres. D’un autre côté, le degré de confiance accordé par le citoyen à ses institutions, comme la police, la justice, le gouvernement, ses médias publics, le Parlement, ne cesse de s’amenuiser.
Le développement technique et technologique ne s’est pas accompagné d’un développement humain. Les apparences plutôt modernes que donne l’usage très répandu de la voiture, du téléphone portable, des ordinateurs, des télévisions par satellite et autres gadgets cachent mal des archaïsmes comportementaux. Faute d’ouverture sur le monde, l’Algérie est devenue une enclave. L’Algérie est depuis longtemps dans «l’inceste culturel», selon le bon mot d’un professeur de médecine.
L’Algérie - et son système de rente redistribué aux cercles les plus proches du pouvoir- est à l’opposé des pays scandinaves dont le modèle social est devenu la référence mondiale. Dans ces pays nordiques, la démocratie sociale se base sur un contrat social fondé sur un impôt élevé et des mécanismes de redistribution sociale nombreux. A force de vouloir tout contrôler, tout régenter, l’Etat a abouti à la démission du citoyen qui ne balaie plus que devant sa porte. L’Algérie est devenue un pays inégalitaire, où il ne fait pas bon vivre. Et pour preuve, l’indice de qualité de vie 2011 (Quality of life index 2011), élaboré chaque année par le magazine irlandais International Living, a classé l’Algérie à la 139e place. Ce n’est pas le moindre des paradoxes mais c’est au moment où les caisses de l’Etat débordent comme jamais auparavant que le pays semble bloqué, comme sclérosé, par la mauvaise gouvernance, l’injustice et la corruption.
Culture
Que faire après sa journée de travail ? La question se pose, bien entendu, pour ceux qui ont la chance d’avoir un emploi. Les galas de musique sont rares, les salles de théâtre et de cinéma sont un vieux souvenir connu des cinquantenaires et plus encore les spectacles relèvent du parfait inconnu. Depuis l’indépendance, l’Algérie n’a construit que des mosquées et de rares stades. Seuls ces deux temples canalisent les foules. Toutes les cités nouvellement construites offrent la même image sociale : des hommes de tout âge sont assis ou adossés à un mur au bas de leurs immeubles. Ils «tuent le temps» en regardant les voitures ou les passants. Dans les quelques librairies, qui n’ont pas été transformées en pizzeria, seuls les livres de cuisine et de religion trouvent preneurs. Faute de culture et de loisirs, l’Algérien s’ennuie à mourir. Pas étonnant, dans ce cas, de voir l’Algérie envahie par les antennes paraboliques comme jamais aucun pays ne l’a été.
L’urbanisme débridé des cités-dortoirs
Toutes les cités et les villes construites depuis l’indépendance se ressemblent. Des villes-dortoirs sans aucune personnalité et des cités dépotoirs, où les gens s’entassent dans les appartements et les ordures en bas des immeubles. Exemple d’une cité algérienne : des immeubles plantés dans un terrain vague. Sans structures d’accompagnement ni cadre de vie. Sans espaces verts ni même un banc public où les vieux puissent s’asseoir ou une balançoire pour les enfants. Les villes se sont ruralisées au moment où la campagne n’arrête pas de se citadiniser, ne prenant de la ville que ses défauts tout en gommant ses propres avantages. Le développement anarchique des villes fait que très souvent le tissu urbain empiète sur les zones industrielles en excroissances hideuses. De même, les marchés informels débordent désormais sur les trottoirs et les accotements des routes.
Une salle des fêtes à côté d’une école, une ferronnerie entre un café et un fast-food, un poulailler au milieu d’habitations. Des dizaines de milliers de mosquées ont été construites depuis l’indépendance. Plutôt que d’opter pour le style architectural maghrébin qui privilégie la tuile et le petit minaret carré, c’est le modèle architectural du Golfe persique qui a été choisi et reproduit à outrance. Ce modèle architecturel s’est accompagné de courants religieux fondamentalistes rétrogrades qui se sont greffés sur la société. Le wahhabisme, le salafisme et le chiisme ont définitivement pris racine.
De la gargote mal famée où l’on sert un improbable sandwich omelette-frites généreusement arrosé de harissa, l’Algérien est passé à la pizzeria. Exemple de ce que l’on vous sert et que l’on appelle pompeusement pizza : une pâte mal cuite badigeonnée d’une improbable sauce tomate sur laquelle on pose quelques bouts de viande hachée et quelques olives. Le tout est pudiquement couvert d’un fromage trop gras pour être honnête et d’une dernière couche de mayonnaise. En dehors de cela, et les statistiques le prouvent amplement, l’Algérien consomme beaucoup de pain et beaucoup de sucre et des quantités faramineuses de légumes secs, d’huile végétale et de produits chimiques, tels que acidifiants et colorants discrètement présents dans les sodas et les jus. Le régime méditerranéen, à base de fruits et de légumes, a vécu.
Un système de santé à deux vitesses
Ces habitudes alimentaires discutables y sont peut-être pour quelque chose dans ces salles d’attente bondées chez tous les médecins et les pharmacies à chaque coin de rue et une population qui n’arrête pas de se palper. Chaque année, sept millions d’Algériens atterrissent aux pavillons des urgences. Le pays compte 6 millions d’hypertendus, 4 millions de diabétiques, 5 millions de tabagiques et 14 millions de malades chroniques. Les maladies cardiovasculaires sont la première cause de mortalité en Algérie et 30000 nouveaux cas de cancer sont décelés chaque année. Et pour soigner tout ce beau monde qui geint et se plaint, des hôpitaux mouroirs à court de bons médecins, d’équipement et de médicaments. Alors que les gens riches peuvent prétendre se soigner dans les cliniques privées ou à l’étranger, les pauvres continuent de remplir les cimetières.
Un pays sale
C’est le premier constat que fait l’étranger qui débarque en Algérie : «Vous avez un beau pays mais il est très sale !». Les ordures envahissent tous les espaces. Les rues, les routes, les champs, les rivières, les plages, tout est jonché d’immondices malodorantes. Les villes croulent sous le poids des ordures qui s’accumulent. Les décharges sauvages fleurissent un peu partout, polluant oueds et rivières avec les eaux usées et les déchets solides Si dans les années 1980, pour ceux qui s’en souviennent, des campagnes d’assainissement de l’environnement étaient organisées de temps à autre, l’Algérien d’aujourd’hui semble s’être définitivement accommodé de la saleté. Nous avons fini par l’accepter comme une fatalité, comme une partie naturelle de notre décor et de notre quotidien.
Même les classements peu reluisants et régulièrement en bas de liste des pays sales, affreux et méchants ne nous émeuvent pas. En 2010, le groupe d’étude britannique Urban Clean Environment a réalisé une étude qui classe Alger comme la troisième ville la plus sale du monde derrière Banjul, en Gambie, et Kigali au Rwanda.
Le règne de l’incivisme
Le savoir-vivre s’est perdu et l’incivisme sévit. Les villes algériennes sont les seules au monde où il n’y pas de poubelles dans la rue. Il n’y pas non plus de toilettes publiques. Pas de bancs publics. Pas d’espaces verts. Il a fallu deux ou trois petites décennies pour voir les codes sociaux des Algériens voler en éclats. Personne ne traverse plus la route au passage clouté. Non contents de traverser là où cela leur prend, certains piétons mettent un malin plaisir à franchir la chaussée sans se presser, en traînant le pas, histoire de narguer l’automobiliste. Les plus remontés socialement vous regardent bien droit dans les yeux dans une attitude de défi. Ne vous avisez surtout pas de klaxonner. Il en est de même pour la politesse, l’amabilité, la propreté, le respect de soi, des autres ou de la nature ainsi que toutes ces valeurs humaines qui n’ont plus cours. C’est peut-être là où le bât blesse : à force de se préoccuper du développement technique, nous avons oublié l’humain.
Djamel Alilat