Un passeur de clandestins raconte
Malgré la surveillance accrue des côtes espagnoles et des îles italiennes, les jeunes Algériens sont encore nombreux à tenter de traverser la Méditerranée pour atteindre l'Union européenne. De quoi assurer de beaux jours aux passeurs d'Annaba, plaque tournante de l'émigration clandestine.
Au moins 1 million de dinars [10 300 euros]. C'est le pactole qu'engrange le passeur à chaque "voyage" ou "expédition". Le bilan est arrêté à trois voyages par saison à raison d'un voyage tous les quinze jours. Comment est réalisé ce "chiffre d'affaires" ? Quelle est la logistique nécessaire ? Pour le savoir, nous avons peiné des semaines durant avant d'être mis en contact direct avec un passeur que nous allons appeler Ahmed. Après plusieurs jours de tergiversations, le passeur a fini par accepter de nous rencontrer en nous donnant rendez-vous dans un restaurant, sis au bout de la plage Rizzi Ameur d'Annaba, le quartier général de la corporation des passeurs.
Pendant presque deux heures, Ahmed nous expliquera toutes les étapes préalables à l'organisation du voyage. Celles-ci commencent par la collecte de détails sur le nombre de candidats afin de définir le type d'embarcation à acheter, à commander auprès d'un atelier de fabrication clandestin ou à louer auprès de certains marins pêcheurs. Une fois disponible, la barque doit être peinte en noir pour éviter d'être interceptée par les gardes-côtes la nuit. La mission de prospection est confiée à des intermédiaires moyennant une somme de 1 000 à 1 500 dinars [de 10,30 à 15,50 euros] : une embarcation de 7 mètres pouvant contenir jusqu'à 20 personnes coûte au passeur quelque 70 000 DA [720 euros], contre 40 000 DA [410 euros] pour celle de 5 mètres, dont la capacité est de 10 à 12 places.
Pour les candidats de la catégorie VIP – connus dans le milieu sous le nom de fachafich –, le passeur, à la demande de ses clients, opte pour les petits bateaux à moteur hors-bord, dont le prix varie entre 1 et 1,5 million de dinars [entre 10 300 et 15 500 euros]. Ce hors-bord, indique Ahmed, est soit acheté (après une cotisation des harragas VIP), soit volé. Puis il faudra se procurer le moteur sur le marché informel de la capitale. Neuf, et doté d'une puissance de 10 CV, il revient à 460 000 DA [4 750 euros], les 5 et 7 CV coûtent respectivement 150 000 et 200 000 DA [1 550 et 2 060 euros). L'étape suivante, précise Ahmed, consiste en l'acquisition d'un GPS et d'une boussole, des équipements indispensables pour le voyage, pour la livraison desquels le passeur doit débourser la coquette somme de 30 000 à 80 000 DA [de 310 à 830 euros] pour le premier et de 3 000 à 4 000 DA [de 31 à 41 euros] pour la deuxième. Vingt bidons de 20 litres chacun représentent, en outre, le nécessaire en carburant, auquel s'ajoute un bidon de 10 litres d'"huile 40". Là, explique notre interlocuteur, le recours à un intermédiaire est incontournable.
Pour écarter le doute que pourrait susciter l'acquisition d'une si grande quantité d'essence dans les stations-service, le passeur sollicite l'aide de propriétaires de grosses cylindrées, souvent fils de notables bien connus à Annaba, avec lesquels il entretient de "bonnes" relations. Rares sont les passeurs qui pensent à s'équiper de gilets de sauvetage, les harragas sont censés être de bons nageurs, précise Ahmed. Après avoir réuni toute la logistique sont alors entamées les négociations concernant les tarifs voyageurs, c'est-à-dire avec les "passagers" à transporter. Ces tarifs sont fixés à la tête du client et suivant la ville d'origine : le prix de la place peut aller de 40 000 à 200 000 DA [de 410 à 2 060 euros] pour les candidats dits zawalia (pauvres). Le prix appliqué aux plus nantis, les harragas VIP ou ceux issus d'autres villes d'Algérie, se situe, quant à lui, entre 150 000 et 200 000 DA [entre 1 550 et 2 060 euros]. La moitié de la somme est avancée quelques jours avant le départ. Le solde est versé le jour J. "Nous exigeons le versement de la moitié du prix avant le départ pour pouvoir amortir toutes les dépenses préalables. Le reste est encaissé à quelques minutes du départ pour être par la suite confié à un membre de la famille, qui doit se trouver sur les lieux au moment du départ. Cet argent doit être en sécurité, le risque de voir les services concernés faire avorter l'opération est toujours présent", souligne Ahmed. Interrogé sur le chiffre d'affaires pouvant être réalisé, notre interlocuteur s'est dans un premier temps abstenu de répondre puis, du fait de notre insistance, a fini par lâcher le chiffre de 1 million de dinars [10 300 euros] au minimum par voyage, à raison de trois à quatre expéditions par saison. Flairant le juteux filon, nombreux sont ceux à s'être lancés sur ce nouveau marché. Au début de son émergence, en 2005, cette activité était sous le contrôle de trois personnes seulement. Aujourd'hui, leur nombre est passé à plus d'une dizaine à Annaba.