Quand j’entends des témoignages directs et indirects et lis des études et des articles divers concernant la corruption en Algérie, et dont certains comportent une grande part de vraisemblable, je suis saisi d’une nausée doublée d’une peur et d’une angoisse incommensurables que rien ne saurait apaiser; une sorte de tenaille me prend à la gorge, tandis que mes entrailles sont prises de douleurs affreuses, abominables.
Quand, immergé dans la foule anonyme, l’oreille tendue et réceptive à tous les échos, j’entends la rumeur qui s’indigne contre la corruption et désigne du doigt (en citant des noms) de hauts dignitaires du régime qui seraient trempés dans la corruption jusqu’à la moelle épinière, un sentiment de gâchis, de désolation et de tristesse, mais aussi d’inquiétudes s’empare de tout mon être et l’étrangle; une sensation d’oppression s’ensuit, qui achève d’ entraver la respiration de ma poitrine et je me sens comme suffoqué, tel un poisson projeté hors de l’eau…
L’Algérie vraiment corrompue?
Quand je lis sous des plumes diverses, anonymes ou dévoilées, expertes ou dilettantes, partisanes ou relativement neutres, que l’Algérie figure dans le premier peloton de la corruption dans le monde, je suis pris de vertige et ma tête se met à tanguer, à chavirer, tel un bateau à la dérive. Mais, revenu en l’espace d’un instant à moi-même, je me prends à douter de ce que l’on vient de m’assener comme une vérité irréfutable; je m’efforce, pour ne pas me laisser sombrer dans le pessimisme, de relativiser et de croire que le tableau ainsi peint n’est pas aussi noir que l’on voudrait bien le faire croire; que ceux qui le dessinent de la sorte l’exagèrent plus par leur propre imagination qu’ils ne le démontrent par des faits bien établis; que la part subjective de ces sombres récits, oraux et écrits, est plus importante que la part de la vérité ou de l’objectivité. Ce faisant, je m’ évertue, comme pour ne pas céder à la tentation de la sinistrose dans laquelle la majorité de mes concitoyens se morfondent à n’en plus pouvoir mais, à me voiler les yeux et à faire mine de ne rien entendre…
Mais quand je lis des rapports sérieux établis par des organismes internationaux ( Banque mondiale, FMI, centres d’études et de recherche bien côtés, des revues prestigieuses…), je suis très vite détrompé, et très vite rappelé à la réalité par des chiffres éloquents et sommé par des analyses très fouillées à ne pas me voiler la face, et à y regarder de plus près la réalité telle qu’elle se donne à voir et à lire; des données fiables qui m’apprennent, preuves à l’appui, que la corruption dans mon pays ni n’est une fiction, ni propagande anti-algérienne, qui serait fomentée par les nostalgiques de « l’Algérie française », ni moins encore par quelque partis d’ opposition revanchards, mais bel et bien une réalité palpable, massive, débridée, sans code moral et déontologique, ni mécanismes de contrôles draconiens….
Mépris délibéré du peuple ou déficit de la conscience politique?
Quand je suis le feuilleton de la série des scandales révélés par la presse nationale ( El Khalifa, BRC, BADR, Sonatrach, autoroute Est-ouest, etc.) où des noms d’hommes politiques sont cités, et soupçonnés d’être impliqués dans de gigantesques pots-de-vin, de détournements des deniers publics, je suis pris de frissons d’horreur et de dégoût, mais aussi de révolte et d’indignation « vertueuse », à la manière des moralistes. Cités et re-cités par la presse, interrogés sur les forfaits dont on les accuse, à tort ou raison, ces hommes politiques répondent presque tous aux questions d’un air placide ou hautain comme s’ils voulaient se disculper par des alibis divers, dont le meilleur, on s’en souvient, était « je ne sais pas » ou » je n’étais pas suffisamment intelligent » pour savoir ou anticiper le cour des choses, ou encore « je n’ai appris ces affaires de corruption touchant la Sonatarch » que par les médias…Et le proverbe: « la caravane passe, les chiens aboient » employé par un autre ministre en réponse à la question sur la corruption dont il était accusé, lui et certains de ses collaborateurs, dénote non seulement une certaine désinvolture, mais traduit aussi et surtout un profond mépris envers le peuple dont ce ministre se croit être l’un représentants attitrés. La légèreté et la superbe avec lesquelles ces responsables politiques répondent à des questions pourtant graves, car engageant le devenir de l’Etat et de la nation, et la manière dont ils relativisent la corruption dénoncée à travers les scandales cités, témoignent si besoin est, d’un mépris « élitiste » envers le peuple, mépris fortement intériorisé par l’éducation de base à fondement patriarcal, par la culture « idéologique » saisie dans son sens étroit et vulgaire d’endoctrinement, par les réflexes conditionnés des valeurs traditionnelles qui valorisent l’autoritarisme au détriment de l’autorité et du prestige que justifient ou légitiment la compétence et le charisme du chef.
A entendre et à lire les propos et les discours de tels personnages, on perçoit bien qu’ils se sentent dispenser d’entendre les rumeurs de leur « peuple », et qu’ils ne se sentent nullement tenus de lui rendre compte de leurs actes, tant les charges qu’ils occupent ne procèdent pas d’un acte de vote régulier et transparent à lui-même, mais résultent du jeu de la cooptation et de la désignation par les pairs des différentes chapelles dites « partis politiques ». Si déficit de la conscience politique et du sens de la responsabilité il y a chez bon nombre de nos hommes politiques, cela tient essentiellement au fait que leur « réussite » en politique n’ a été sanctionnée ni par le verdict des urnes, ni par un cursus régulier, ni par vocation initiale qui les prédisposerait à cette fonction noble, mais par un processus tortueux et souvent saccadé où entraient en ligne de compte les systèmes d’alliance, d’allégeance, de clientélisme et d’obéissance consentante, et parfois servile, des faibles aux « plus forts ».
L’affaissement des valeurs, voie ouverte à toutes les formes de perversions
Lorsque le sens de la responsabilité politique se trouve émoussé, et que la conscience morale et éthique perd toute consistance, il s’ensuit une perversion de l’âme au sens sacré que donnent les religions célestes à ce terme. Perversion qui ouvre la voie aux pratiques de corruption matérielle, et à toutes les tentations que les règles, les normes juridiques et les bienséances sociales réprouvent ou rangent dans la rubrique du blâmable et du condamnable. Notre pays, c’est-à-dire l’écrasante majorité de la population algérienne, se plaint en effet, et souffre de cette corruption à trois dimensions : politique, morale et économique. Elle crie , hurle, et s’indigne contre cet état de fait; elle semble regorger d’amertume, de rancœur et de haine contre ses dirigeants à mesure que les inégalités sociales s’aggravent en même temps qu’enflent les sentiments d’injustice et d’arbitraire, de frustration et d’agression que manifestent l’étalage éhonté et les effets d’ostentation dont font preuve les nouvelles et riches couches sociales, toutes pleines de morgues hautaines…
La corruption et les moyens de la « réduire »
La corruption, telle qu’elle se déploie chez nous, aurait atteint des ampleurs inégalées, incomparables. Elle serait devenue, comme le foot, la mosquée et le pèlerinage à la Mecque, une culture populaire prisée et partagée par tous. Elle est même classée, par beaucoup, en tête de ces pratiques anciennes, religieuses et coutumières. Tous les Algériens, y compris les « pauvres », et les religieux, seraient potentiellement candidats au « vol » , au détournement des deniers public, quitte à se racheter plus tard par un voyage d’omra à le Mecque. Tout en faisant mine de stigmatiser les « grands voleurs », ces petites gens n’hésiteraient pas à verser dans la corruption si l’occasion s’en présentait. L’idée qui s’est enracinée dans les esprits les mieux intentionnés s’exprime par la formule : »puisque tout le monde détourne les biens de l’Etat, pourquoi pas moi?« . Le même qui vous critique les ministres, et tous ces « voleurs » présumés, il vous dit : »Monsieur, vous êtes un grand, vous avez une grosse tête, des diplômes. Si j’étais à votre place, j’accepterais n’importe quel poste au gouvernement, et là vous êtes assuré de vous enrichir en 24heures. En 24h vous êtes milliardaires! ». Contradictions et ambivalences de la pensée, voilà qui caractérise les conversations ordinaires de l’homme de la rue que déroute et ballote, par ailleurs, la pratique politique du pouvoir qui, tout en promulguant des lois anti-corruption, il ferme les yeux sur les corrompus et les corrupteurs.
Il ressort clairement de ce qui précède que la corruption est ressentie par tous non pas comme une vue de l’esprit, mais comme une pratique massive, vécue, et observée de visu, y compris dans les hameaux les plus perdus de nos campagnes et nos douars. Elle est dénoncée, dénichée, et ses acteurs montrés du doigt, mais jamais cependant inquiétés en raison même de l’immunité dont ils bénéficient de facto et de jure. En même temps que ses dénonciateurs de tous acabits s’offusquent et s’indignent de ce que les gens détournent les biens de l’Etat, ils ne cachent pas que si l’occasion leur était donnée, ils n’hésiteraient pas à « dévaliser » l’Etat, puisque tout le monde en profite « sauf moi! » Autant le dépouiller d’une partie de la richesse du pétrole sur laquelle il dort plutôt que de rester à la traîne du mouvement qui porte à la prédation…
La corruption comme objet de discours normatif et « normalisé »
La corruption ne connote plus « la honte », comme jadis, ni ne signifie ce « haram » sacré; elle s’est intégrée dans les pratiques, les mœurs et les représentations sociales comme un fait « normal »; elle est devenue banale, et, à force de banalisation, elle s’est faite la compagne de bon nombre d’Algériens qui considèrent que la réussite matérielle ne passe pas par le sérieux, le travail et l’effort personnel soutenus, mais par la corruption ou la « débrouillardise ». La corruption s’est mue donc non seulement en « un sport national » pour beaucoup, mais en une culture faite d’opportunisme, d’intérêt, de vénalité, et de bassesse. Cette nouvelle culture de la grande masse se ressent de la culture de « l’élite » dirigeante qui a réussit à faire parmi elle quantité d’ émules…
Ce que je propose donc à cette « élite » oublieuse des valeurs du Premier Novembre, c’est d’abolir les lois purement théoriques promulguées contre la corruption, de cesser de déclamer des discours contre les corrompus, d’encourager et de faciliter, enfin, la tâche à tous ceux qui ont détourné les deniers publics pour qu’ils puissent les réinvestir dans les branches génératrices d’emploi et de richesse; de lever les entraves et les contraintes qui empêchent ces investisseurs de réaliser des profits pour eux-mêmes et pour le pays; il faudrait que les procédures administratives soient allégées, les banques réformées et articulées, quant à leurs pratiques, sur les banques internationales, plus efficaces et plus transparentes que notre système bancaire désuet. Rendre « licite »la corruption tout en la limitant au seuil du tolérable, c’est la réglementer de manière à ce que le produit de cette corruption ne puisse s’évader vers l’étranger et thésaurisé dans les paradis fiscaux d’Europe au grand dam de notre pays.
L’Histoire comme témoin et juges des actes de chacun
Parallèlement, il faudrait persuader les corrompus détenteurs, notamment des grandes charges publiques, de réfréner un peu leurs appétits voraces, de les sermonner en quelque sorte, pour qu’ils puissent se rendre à l’évidence qu’il n’est pas seulement dans l’intérêt bien compris du pays de mettre un frein à leur passion effrénée de la prédation, mais il est aussi de leur intérêt propre et de ceux de leur descendance. Car en tant que témoin et comptable des actes de chacun, l’Histoire à la mémoire longue et ceux qui rusent avec elle aujourd’hui seront tôt ou tard rattrapés par elle, traînés dans la boue de l’opprobre et sommés d’expliquer les gestes de leurs forfaits devant le tribunal de la Raison. Ainsi en est-il des harkis et de tous les traîtres d’hier que la mémoire de l’Histoire poursuit et traque encore jusque dans leur dernier retranchement, et bien que beaucoup d’entre eux eussent pu passer à travers les mailles du filet et semblent, en apparence, couler des jours paisibles à l’ombre de leurs demeures aux jardins fleuris, ils n’en sont pas moins remplis secrètement de honte et de remords. C’est pourtant une leçon que peu retiennent des enseignements de l’Histoire.
Comme l’hérédité, les mythes et les légendes, les souvenirs de la trahison se transmettent d’une génération à l’autre, et malheur à ceux qui pensent que les actes répréhensibles, politique ou moral, dont ils se rendent aujourd’hui coupables seront oubliés demain! C’est oublier que l’Histoire ne connaît ni amnésie ni amnistie, et rares sont les fois où elle défaille. Même occultés et oblitérés par le temps ou l’oubli des hommes, les souvenirs désagréables ou non sont réactifs et finiront par être exhumés.
Croyants et athées, hommes politiques honnêtes et corrompus, nul n’échappera au verdict de l’Histoire et du tribunal de la Raison. Ceux qui veulent se rendre agréables à leur bon Dieu dans l’au-delà tout en voulant bénéficier de la gloire, du prestige et des honneurs dans ce bas monde, ils ne peuvent pas faire l’économie d’un minimum d’honnêteté et de probité intellectuelle et éthique, sans quoi ils perdraient sur les deux registres : le Paradis céleste et la garantie d’une histoire sans taches. L’ Histoire conservera , a contrario, leurs actes et souvenirs non pas en lettres d’or, mais en lettres sombres.
Aligner le niveau de corruption sur celui de l’international « capitaliste » et redonner l’autonomie aux juges
Tous les dirigeants du monde sont plus ou moins corrompus, et sont tous plus ou moins trempés dans les délits d’initiés. Mais dans leur grande majorité, ils sont cependant tenus par des lois et des règles d’éthiques d’autant plus strictes qu’ils leur fixent un seuil de tolérance dans la corruption qu’ils ne peuvent franchir sans subir les foudres de la justice. Chez nous, d’après les comparaisons internationales, de tel seuil n’existerait pas, et toutes les portes des dérives mafieuses se trouveraient grandement ouvertes…D’où l’impérative nécessité de ramener la corruption au niveau international, de lever l’immunité à tous ceux qui en bénéficient par le seul fait de leur fonction, et de redonner aux juges l’autonomie requise de liberté d’agir pour entamer des poursuites judiciaires contre ceux qui se seraient trempés dans des affaires de prévarications attestées.
Autant que les traîtres, sinon plus, la corruption est l’ennemi public numéro 1. Surtout lorsqu’elle ne s’impose aucune limite et se vautre en plein air dans la turpitude, et en poussant l’indécence jusqu’à ses limites extrêmes. Modérer et canaliser cette corruption rampante, c’est éviter, autant que faire se peut, que le pays ne sombre un jour dans l’anarchie et le désordre dont tous les aventuriers, conscients ou non, rêvent in petto. Les décideurs politiques le savent, mais les remèdes qu’ils proposent à ce vice récurrent sont d’autant plus inefficaces qu’ils demeurent sans effet.
Les facteurs qui peuvent véritablement atténuer ce phénomène, à défaut de pourvoir l’éradiquer à la racine, c’est la réhabilitation des valeurs nationales et universelles- celles qui se fondent sur la justice indépendante, l’éthique, l’intégrité, l’effort acharné, les compétences et les mérites.
Telles sont mes propositions dont j’oses espérer trouver auprès de ceux et de celles qui aiment véritablement leur pays quelque échos favorables…
Dr Ahmed ROUADJIA